Classé par­mi les meilleurs romans d’auteur.es turcs “à lire absol­u­ment”, Tante Rosa de Sev­gi Soysal vient de paraître en tra­duc­tion le 21 mars, aux édi­tions Inter­valles. Sev­gi Soysal est une plume à part dans la lit­téra­ture turque.

Extrait :

« Der­rière elle Tante Rosa a lais­sé une let­tre, elle a lais­sé trois gamins, dont l’un encore au sein, elle a lais­sé la bonne à qui elle avait appris à pré­par­er oies rôties et gâteaux aux pommes, à ami­don­ner les nappes pour les repas et à ranger les armoires. Elle a lais­sé le petit jardin semé de mar­guerites, la mai­son à l’escalier de bois, haute de pla­fond, avec le réveille-matin, elle a lais­sé l’époux qui allait tous les dimanch­es matin à l’église et lui sautait dessus tous les dimanch­es après-midi, elle a lais­sé les voisines cha­peautées et leurs gamins morveux, elle a lais­sé leurs époux et leurs vies elles aus­si rem­plies d’oies rôties, elle a lais­sé l’église, elle a lais­sé les tin­te­ments de cloches, les flots de l’orgue, les chants de Noël, elle a lais­sé son sein gauche comblant le car­reau brisé par la boule de neige d’un gamin au retour de l’église, son sein gauche qui recou­vrait son cœur d’une couche de graisse. Elle est partie. »

Nous avons le plaisir de pub­li­er une ver­sion abrégée de la post­face rédigée par Claire Simondin, qui a traduit cette oeu­vre remarquable .


Aucune œuvre de Sev­gi Soysal n’é­tait jusqu’à ce jour à la dis­po­si­tion du lecteur fran­coph­o­ne, mis à part quelques textes, dans des antholo­gies ou revues désor­mais épuisées.

Certes, la tra­duc­tion d’œu­vres lit­téraires turques en français, à part celles de Yaşar Kemal ou d’Orhan Pamuk, est un phénomène rel­a­tive­ment récent et qui reste encore un peu mar­gin­al. Cepen­dant un auteur de la dimen­sion de Sev­gi Soysal, un des pre­miers écrivains féminins aux­quels on pense lorsqu’on évoque l’époque du coup d’É­tat de 1971, et dont Yaşar Kemal, décédé en févri­er 2015, admi­rait la langue « riche et col­orée » se devait d’être présen­té au lec­torat francophone.

sevgi soysal tante rosa

Sev­gi Soysal est née sous le nom de Sev­gi Yenen, à Istan­bul en 1936. Elle est la troisième d’une famille de six enfants. Son père, Mithat Yenen, est un archi­tecte orig­i­naire de Salonique et sa mère, Anneliese Rupp, une Alle­mande. Après avoir étudié l’archéolo­gie à l’u­ni­ver­sité d’Ankara, elle épouse en 1956 le poète et tra­duc­teur Özdemir Nutku et s’in­stalle avec lui à Göt­tin­gen où elle suit des cours d’archéolo­gie et de théâtre à l’u­ni­ver­sité. En 1958, le cou­ple retourne à Ankara, leur fils Nutku naît, et Sev­gi tra­vaille au cen­tre cul­turel alle­mand et à la radio tout en com­mençant à pub­li­er dans des revues des textes inspirés par le courant néoréaliste.Elle joue au théâtre et pub­lie son pre­mier recueil de nou­velles, Tutuk­lu perçem ( « La mèche amoureuse ») en 1962.

En 1965, elle épouse en deux­ièmes noces l’homme de théâtre Başar Sabun­cu et devient respon­s­able de pro­gram­ma­tion à la radio-télévi­sion turque (TRT).

Elle pub­lie Tante Rosa en 1968 et Yürümek ( « Marcher »), qui reçoit le prix de la TRT en 1970. Ce livre où elle donne son point de vue de femme sur les rela­tions entre les deux sex­es et sur le mariage est inter­dit pour indé­cence, Sev­gi Soysal est oblig­ée de quit­ter la TRT puis est arrêtée.

Elle passe de nou­veau huit mois à la prison de Mamak après le coup d’É­tat mil­i­taire de 1971 et y épouse en troisièmes noces le pro­fesseur de droit con­sti­tu­tion­nel Müm­taz Soysal, détenu pour pro­pa­gande communiste.

sevgi soysal avec fleurs

Puis, envoyée en exil à Adana, elle écrit les romans Yenişe­hir’de Bir Öğle Vak­ti (« Un midi à Yenişe­hir »), récom­pen­sé par le prix Orhan Kemal en 1974 et Şafak (« L’aube ») en 1975. Ses sou­venirs de prison , Yildirim Bölge Kadın­lar Koğuşu (« Dor­toir de femmes ») sont pub­liés en feuil­leton dans la revue Poli­ti­ka. C’est à cette époque qu’elle par­ticipe à la fon­da­tion de l’a­gence d’in­for­ma­tions Anka et de l’As­so­ci­a­tion cul­turelle social­iste. Elle donne nais­sance à deux filles, Defne en 1973 et Fun­da en 1975, qu’elle aura à peine le temps de voir grandir.

Elle meurt d’un can­cer à l’âge de quar­ante ans, en 1976, à Istan­bul, après la pub­li­ca­tion de Barış Adlı Çocuk (« Un enfant nom­mé Paix »), un recueil de nou­velles inspirées par les boule­verse­ments liés au coup d’É­tat mil­i­taire du 12 mars 1971 et par sa mal­adie. Elle laisse un roman inachevé, Hoşgeldin Ölüm (« Bien­v­enue la mort »). Les arti­cles qu’elle avait pub­liés dans les revues Poli­ti­ka et Yeni Ortam seront rassem­blés dans le vol­ume posthume Bak­mak (« Regarder »).

Les Édi­tions İletişim d’Is­tan­bul, qui ont entre­pris la pub­li­ca­tion des œuvres com­plètes de Sev­gi Soysal, con­sacrent le pre­mier vol­ume à Tante Rosa, même si ce n’est pas, chronologique­ment, son pre­mier livre, ni le plus con­nu ni celui qui a eu le plus de suc­cès. Mais, comme l’ex­plique Fun­da Soysal, l’une des filles de l’au­teur, dans sa pré­face à cet ouvrage, c’est celui par lequel il faut com­mencer pour décou­vrir Sev­gi Soysal. Il con­stitue le plus beau témoignage de sa prise de con­science de la con­di­tion fémi­nine et s’in­spire des vies de sa grand-mère, de sa mère et de sa tante dans l’Alle­magne d’après-guerre. L’ou­vrage a d’ailleurs été traduit en alle­mand par sa mère, sous son nom turc Aliye Yenen, illus­tré par Selçuk Demirel.

« Tante Rosa ne racon­te cepen­dant pas leur his­toire, c’est plutôt le lien qui relie les femmes de la famille, depuis ma grand-mère jusqu’à moi. »

tante rosa sevgi soysal« Jusqu’à moi » : Effec­tive­ment, le manque d’in­térêt pour la vie de femme de foy­er et les enfants est un trait de car­ac­tère dom­i­nant chez Sev­gi Soysal. « J’ai aban­don­né l’u­ni­ver­sité, je me suis mar­iée ; je me suis alors mise à porter un tailleur et un cha­peau ; je suis dev­enue une femme au foy­er », déclarait-elle amère­ment à une autre écrivaine, Adalet Ağaoğlu.

Tante Rosa quant à elle s’est nour­rie dès l’en­fance des romans à l’eau de rose de la revue famil­iale Entre nous, et ce qu’elle veut par-dessus tout c’est être aimée, con­quérir les coeurs (comme la reine Vic­to­ria), mais rien ne lui réus­sit. Elle plonge dans la « vraie » vie avec une naïveté désar­mante et saisit toutes les occa­sions qui s’of­frent à elle. Elle passe d’un homme à un autre, d’un petit boulot à un autre, n’hési­tant pas à aban­don­ner ses enfants. Elle essaie d’être libre et indépen­dante mais se heurte en per­ma­nence aux dures réal­ités sociales. Elle rejette égale­ment la reli­gion, et ses cri­tiques à l’é­gard des insti­tu­tions catholiques sont des plus acerbes. Au-delà de ces piques, c’est l’hypocrisie sus­citée par toutes les reli­gions qui est visée. Cette pos­ture rebelle a fait l’ob­jet de nom­breuses recherch­es uni­ver­si­taires en Turquie.

Tante-Rosa_couverture sevgi soysalLe roman se com­pose de qua­torze chapitres qui con­stituent cha­cun une petite his­toire, un peu comme des nou­velles. Ils s’en­chaî­nent chronologique­ment mais lais­sent délibéré­ment dans l’om­bre cer­tains événe­ments qui les relient et offrent un déli­cieux mélange d’ironie et de dés­espoir. On pour­rait dire de cer­tains pas­sages qu’ils présen­tent une écri­t­ure « théâ­trale » ou « ciné­matographique », avec des dia­logues pleins d’hu­mour. Işıl Özgen­türk a d’ailleurs adap­té le livre au ciné­ma, sous le titre Seni seviy­o­rum, Tante Rosa (« Tante Rosa, je t’aime »), en 1992.

Lors de sa pre­mière pub­li­ca­tion en 1968 aux Édi­tions Dost, le roman ne ren­con­tre pas l’in­térêt qu’il mérite. On con­sid­ère qu’il est trop « foutraque» et pour­rait être une tra­duc­tion de l’alle­mand. En fait, il paraît trop tôt : le per­son­nage prin­ci­pal, une Bavaroise, est com­plète­ment étrange et étranger pour le lec­torat turc de l’époque. L’au­teur dit avoir conçu ce livre dans un moment où elle pen­sait qu’elle « n’ar­rivait à rien, que l’ex­is­tence n’avait pas de sens, que rien ne se con­créti­sait et elle croy­ait se libér­er en écrivant ». D’ailleurs, quand on lui demandait pourquoi elle s’é­tait mise à écrire, elle répondait : « Je crois que le joint de mon robi­net était usé, alors j’ai commencé ».

Tante Rosa peint le per­son­nage d’une femme libre, qui ne veut dépen­dre de per­son­ne, et on peut se deman­der si un tel texte serait encore pub­lié sans prob­lème dans la Turquie d’aujourd’hui.…

Claire Simondin


110 pages | N° ISBN : 978–2‑36956–033‑3 | Traduit du turc par Claire Simondin | Achat en ligne


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