La Place Tak­sim à Istan­bul est pro­fondé­ment liée à l’his­toire du 1er mai en Turquie. Qui con­nait de près ou de loin Istan­bul, sait que Tak­sim est le cen­tre névral­gique d’Istanbul. Ce n’est pas seule­ment parce que tous les ren­dez-vous se don­nent à Tak­sim, qu’ils soient cul­turels, touris­tiques, loisirs ou amoureux, mais parce que cette place est le lieu des grands rassem­ble­ments poli­tiques, le point de départ des man­i­fes­ta­tions. Et celles des 1er mai lui sont amère­ment liées et fidèles mal­gré les interdictions…

Sous l’Empire Ottoman

En Ana­tolie, le 1er mai a été célébré pour la pre­mière fois en 1905 sous l’Empire Ottoman. Ensuite suiv­ront la ville de Scopie (Skop­je, Macé­doine) en 1909 et Istan­bul en 1910.

1906 Izmir

1906 Izmir

Le 1er mai  1920 est célébré mal­gré l’oppression de l’administration de l’occupation et le gou­verne­ment ottoman. Les ouvri­ers man­i­fes­tent de Hal­iç jusqu’à Bey­oğlu, pas­sant par Karaköy, avec leur ban­de­role « Turquie indépendante ».

En 1921, pra­tique­ment tous les tra­vailleurs d’Istanbul y com­pris les employés des trans­ports de mer et tramway, par­ticipent aux célébrations.

1912 Istanbul 1er mai

1912 Istan­bul, une première…

Le 1er mai du 1923 est mar­qué par les grèves de nom­breux ouvri­ers d’entreprises turques et étrangères. La nation­al­i­sa­tion des entre­pris­es étrangères, 8 heures de tra­vail jour­nal­ières, con­gé heb­do­madaire, droits aux syn­di­cats et grèves et la recon­nais­sance du 1er mai comme la fête des tra­vailleurs fai­saient par­tie des revendications.

Sous la République

En 1924, les ini­tia­tives des ouvri­ers qui veu­lent célébr­er le 1er mai comme « fête des tra­vailleurs » sont empêchées. De nom­breux ouvri­ers dis­tribuant des tracts pour les 8 heures de tra­vail jour­nal­ières se font arrêter.

Ensuite les célébra­tions seront inter­dites selon une nou­velle loi dite de « sérénité » (Takrir‑i Sükun Kanunu). Jusqu’en 1935, le 1er mai, les tra­vailleurs célébreront la journée en cachette. C’est à par­tir de cette date, que l’Histoire du 1er mai s’écrira avec des inter­dic­tions. Par ailleurs, en 1935, une nou­velle loi sur les fêtes nationales et les vacances et fériés, intè­gre le 1er mai dans les jours fériés en tant que « Fête du print­emps et des fleurs ».

Après le 27 Mai 1960, le pre­mier coup d’Etat mil­i­taire dans l’histoire de la République de Turquie, les inter­dic­tions con­tin­u­ent. La date du 24 juil­let où la loi de « Con­ven­tions col­lec­tives, grèves » est imposée à la classe ouvrière comme « fête » à la place du 1er mai. Mais grâce à de nom­breuses luttes déter­minées, toutes ces ini­tia­tives et efforts n’aboutiront pas.

Le 1er mai, le plus mas­sif s’est déroulé en 1976. Un grand rassem­ble­ment organ­isé par le syn­di­cat DISK, réu­nit 400 mille tra­vailleurs sur la place de Taksim.

Le 1er mai 1977 entr­era dans l’Histoire comme « 1er mai sanglant ». Depuis la réus­site de l’année précé­dente, le 1er mai inquié­taient cer­tains milieux. Mal­gré tout, plus de 500 mille man­i­fes­tants arrivent dès le matin sur la place de Tak­sim, pour les célébra­tions vers 14h30. Ouvri­ers, tra­vailleurs, étu­di­ants, femmes, enfants com­po­saient cette foule joyeuse. Après la prise de parole de Kemal Türkler, alors Pres­i­dent du DISK, le feu est ouvert sur la place inten­sé­ment rem­plie, faisant 37 morts et plus de 200 blessés.

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1977 avant l’attaque

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Pen­dant.…

L’année suiv­ante, en 1978 des cen­taines de mil­liers de man­i­fes­tants sont de nou­veau présents sur la place de Tak­sim avec la douleur au coeur…

En 1979 la Direc­tion du cou­vre-feu n’autorise pas le rassem­ble­ment à Istan­bul. Une man­i­fes­ta­tion se déroule à Izmir, sur la place Konak.

Après le coup d’Etat mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980, les célébra­tions du 1er mai, font par­tie des inter­dic­tions. Une nou­velle péri­ode d’interdiction débute. Le sens du 1er mai est gardé dans les mémoires par des actions telle que des grèves de courte durée, petites céré­monies de célébra­tion, dis­tri­b­u­tions de tracts.

En 1987 après une péri­ode de 7 ans d’in­ter­dic­tions, un groupe de 1000 per­son­nes com­posé de syn­di­cal­istes, députés, intel­lectuels, artistes et sci­en­tifiques tente de pos­er une gerbe au mémo­r­i­al de Tak­sim, afin de com­mé­mor­er les mar­tyrs du 1er mai. La police n’autorise que les députés à accéder au mémorial.

Tou­jours à Tak­sim, en 1989, les man­i­fes­tants seront attaqués. Mehmet Akif Dal­cı, un jeune ouvri­er y per­dra la vie.

Pour l’an­née 1990, pas d’autorisation aux man­i­fes­tants qui veu­lent marcher vers Tak­sim. Des affron­te­ments s’en suiv­ent. Gülay Beceren, étu­di­ante à l’Université Tech­nique d’Istanbul, est blessée. Elle restera paralysée.

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La police se fait bat­tre — 1996

En 1996, c’est le 1er mai le plus impor­tant en nom­bre de la péri­ode d’après 1980. 150 mille per­son­nes se réu­nis­sent à Kadiköy. Mais encore une fois, le feu est ouvert sur la foule faisant 3 morts : Dur­sun Adabaș, Hasan Albayrak ve Lev­ent Yalçın. Un vague de protes­ta­tions s’est déroulée à Kadiköy. A par­tir de cette date, Kadiköy restera inter­dit aux célébra­tions du 1er mai jusqu’en 2005.


• Vous pou­vez aus­si lire l’article d’Etienne Copeaux sur Susam Sokak :
Esquisses(13) “Pre­mier mai” sanglants, 1977 et 1996


En 2006, c’est pour­tant encore à Kadiköy que se réu­niront des cen­taines de mil­liers de manifestants.

2007 : 30ème anniver­saire du « 1er mai sanglant ». La police charge vio­lem­ment les man­i­fes­tants qui veu­lent retourn­er sur la place Tak­sim et com­mé­mor­er les mar­tyrs du 1977. Bilan : Ibrahim Sevin­dik est tué et 100 per­son­nes sont blessées. La Pré­fec­ture annonce 580 gardes à vue, selon les organ­isa­teurs le nom­bre des per­son­nes arrêtées est de plus de 700.

En 2008, au mois d’avril, le fait que le 1er mai soit célébré comme « journée de sol­i­dar­ité et de tra­vail » est décidé. Mais, les syn­di­cats n’ayant pas pu se met­tre d’accord avec le gou­verne­ment sur le lieu, déci­dent de marcher sur la place Tak­sim. Des par­tis de gauche déclar­ent leur par­tic­i­pa­tion à cette marche. Les forces de sécu­rité com­men­cent à se déploy­er dès la veille. Le 1er mai, à par­tir des heures mati­nales, des affron­te­ments se déclar­ent dans les quartiers Şişli, Osman­bey, Pan­galtı, Nişan­taşı, Okmey­danı, Dolapdere et Kur­tu­luş. La vio­lence des inter­ven­tions poli­cières, notam­ment avec des grenades lacry­mogènes lancés à l’entrée des urgences d’un hôpi­tal, ont fait couler beau­coup d’encre. Mehmet Ali Özpo­lat, un député CHP a  un spasme car­diaque dû aux gaz, un jeune de 19 ans Burhan Gül, est blessé à la tête par une balle en caoutchouc.

Change­ment de loi en avril 2009. L’Assemblée Nationale accepte la célébra­tion du 1er mai comme fête nationale (de nou­veau, depuis 1981). Mais le mois de mai arrivé, la place de Tak­sim ne sera pas autorisée aux manifestants.

En 2010 Tak­sim est de nou­veau autorisé. Ils sont 200 mille…

Et en 2011 1 mil­lion de per­son­nes se sont réu­nies sur la Place his­torique. Pas de présence ni vio­lences poli­cières, tout se déroule nor­male­ment. Mais le nom­bre de par­tic­i­pants qui aug­mente en inquiéterait-il quelques uns ?

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2011

En 2012, des démoc­rates, à la gauche rad­i­cale sur l’échiquier poli­tique à gauche, toutes com­mu­nautés con­fon­dues sont à Tak­sim et dans les villes de Turquie. Sym­bol­ique­ment à 14h tapante, dans l’ensem­ble des villes du pays, ils scan­dent d’une seule voix, un seul et unique slo­gan : “Coudes à coudes con­tre le fascisme !”

C’est encore plus inquiétant…

Donc en 2013 en pré­tex­tant le pro­jet d’urbanisation com­prenant Tak­sim, la man­i­fes­ta­tion est de nou­veau inter­dite. Les man­i­fes­tants essayent d’y accéder mal­gré tout, la police inter­vient vio­lem­ment. Rap­pelons que le 31 mai, com­mencera la lutte du parc Gezi, qui se trans­formera rapi­de­ment en une vague de protes­ta­tions et de résis­tance qui s’étendra dans d’autres villes du pays.

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En 2013

En 2014, l’année des grands moyens : 40 milles policiers sont en place à Tak­sim. A la fin de la journée on compte 266 gardes à vue à Istan­bul, et 300 dans tout le pays, des cen­taines de blessés, et pas des petits bobos : 90 per­son­nes ont été hos­pi­tal­isées, dont 4 trau­ma­tismes crâniens, une oreille arrachée, une frac­ture au bras, une ving­taine de blessures par grenades lacry­mos, une blessure à l’oeil avec le risque de perte de vue. 12 jour­nal­istes avaient été blessés par la police et un jour­nal­iste était mis en garde à vue.

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En 2014

L’année dernière 2015, mal­gré l’interdiction, divers­es organ­i­sa­tions ont appel­lé à se rassem­bler à Tak­sim. Les man­i­fes­tants réu­nis à Beşik­taş essayent de remon­ter mais la place de Tak­sim leur reste inac­ces­si­ble. La police ne manque pas l’occasion… A la fin de l’après-midi, la Pré­fec­ture déclare 203 gardes à vue et 18 blessés.

La marche du 1er mai

« 1 Mayıs Marşı », la Marche du 1er Mai date du 1974. Son his­toire est assez originale…

En effet, cette marche avait été écrite et com­posée par Sarp­er Özsan en 1974. L’AST (Ankara Sanat Tiy­a­tro­su, Théâtre d’Art d’Ankara) met­tait en scène alors, « La Mère » de Maxime Gor­ki, adap­tée au théâtre par Bertolt Brecht. Sarp­er Özsan l’ex­plique dans un reportage don­né au mag­a­zine Aydın­lık du 4 mai 2008 :

C’était la scène du 1er mai 1905, nom­mé « dimanche sanglant ». Il n’y a pas de répliques dans cette scène. Brecht noti­fie « Les ouvri­ers entrent en scène en chan­tant une marche », mais ne donne aucune pré­ci­sion sur la marche. J’ai donc pen­sé  écrire et com­pos­er cette marche, en tant que musique de théâtre.”

Tous les mou­ve­ments poli­tiques de gauche se sont appro­priés cette marche. Et en 1976, quand il a été ques­tion de célébr­er le 1er mai à Tak­sim, elle a naturelle­ment pris sa place.

Cette chan­son a été inter­prétée par plusieurs artistes et groupes engagés. Kedis­tan vous l’of­fre en bonus, vidéo sous titrée en français de la ver­sion du Grup Yorum, dont le con­cert a été inter­dit le 17 avril 2016. Mais vous pou­vez aus­si écouter en cli­quant sur leur noms, les ver­sions de Cem Kara­ca, Edip AkbayramTimur Selçuk, Sel­da… Cer­tains d’en­tre eux ont été jugés pour l’avoir chantée…


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