La Cour Européenne des Droits de l’Homme a condamné aujourd’hui la Turquie pour violation au droit à “la liberté de religion” et “discrimination” envers les Alévis.
Parlons un peu du déroulé des faits et des plaintes et revendications des Alévis concernant ce dossier, qui sont basées sur des motifs religieux. Mais ne perdons de pas vue que l’Alévisme est un concept riche et complexe, qui se rattache à la fois à un système de croyance indépendant et à une philosophie. Même si l’Alévisme est considéré par certains, d’une façon réductrice, comme une simple religion ou une croyance, par d’autres comme une secte à l’intérieur de l’Islam, d’autres encore voient dans l’Alévisme un mode de vie, une culture, une philosophie à part entière.
Notons également que les Alévis constituent la plus importante minorité religieuse en Turquie. Très organisés et fidèles à leurs convictions, défenseurs de libertés et progressistes, ils ont souvent participé à diverses luttes et initiatives, et pour certaines, en furent même les éclaireurs.
Revenons aux faits incriminés :
203 Turcs alévis avaient saisi La Cour Européenne des Droits de l’Homme en 2010, considérant que l’Etat turc violait les droits et libertés de culte des Alévis, et les discriminait en permanence sur le plan religieux.
La lutte menée depuis 11 ans, par la fondation « Cem Vakfı », une des plus importantes organisations alévies en Turquie, a abouti à une décision favorable de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui reconnait là, une discrimination.
La fondation avait sollicité préalablement le Premier Ministre en 2005 avec plaintes et revendications. Le dossier rapportait le constat que Diyanet (Affaires Religieuses) ne donnait pas un service public équitable et complet, une place réelle aux autres croyances hors l’Islam sunnite et discriminait les Alévis et autres obédiences. Un statut légal à l’Alévisme, la reconnaissance des cemevi comme « lieux de culte » et l’autorisation de construction, l’attribution de fonds publics pour leur fonctionnement, un statut de fonctionnaire pour les Sages Alévi (Dede), étaient dans les revendications. Globalement, il s’agit d’une mise en égalité des différentes religions, alors qu’actuellement seuls les fonctionnaires des mosquées sunnites sont reconnus officiellement par l’Etat.
La demande a été refusée le 19 août 2005, par le bureau du Premier Ministre, pour motif « Diyanet a une approche égalitaire de toutes les religions. Il n’est pas possible de donner le statut de lieu de culte aux cemevi, ni de fonctionnaire aux « Dede », ni d’attribuer des fonds. »
Sur cette réponse négative, 919 mille Turcs alévis ont porté plainte contre le Premier Ministre devant le Tribunal. Le Tribunal à son tour, a jugé que la décision du Premier Ministre était conforme aux lois. Le Conseil d’Etat sollicité alors, a également confirmé cette dernière décision, en février 2010.
İzzettin Doğan, Président de Cem Vakfı, entouré de 202 personnes, a donc porté l’affaire en 2010, devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme. La CEDH, se basant sur l’envergure du dossier a préféré le confier en Grande Chambre où siègent 17 juges dont les décisions sont définitives, sans possibilité d’appel.
Dans le réquisitoire, les plaignants ont précisé que les Alévis ne peuvent pas jouir des services de culte fournis par l’Etat, que ces services ne concernent que les musulmans sunnites ; que cela va à l’encontre de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme, sur la liberté de conscience et de croyance et que cette situation est donc concernée par l’article 14 qui traite des discriminations.
L’Etat turc, dans sa défense, a exprimé que les Alévis ne sont pas structurés entre eux d’une façon « homogène » ; que l’Etat à propos des religions est totalement « neutre » ; que Diyanet ne sert pas à « l’interprétation soufi [approche mystique et philosophique] de l’Islam » et que les cemevi, ne rentrent pas dans la catégorie de “lieux de culte”, contrairement aux mosquées, églises et synagogues.
Selon l’Etat « Les Alévis, se considèrent comme une interprétation soufi, rationaliste et pratique » et donc pour lui, la croyance alévie « ne peut être considérée comme une religion à part entière, ni comme une branche de l’Islam, elle doit être traitée comme une “confrérie soufie” »
Les thèses de l’Etat turc n’a pas eu beaucoup de succès auprès de la Cour Européenne…
La nature et l’organisation des groupes religieux ne peuvent pas être décidés par des Etats ou un jugement national, mais seuls par leurs propres leaders spirituels, dit la CEDH.
Selon la Cour, le fait de restreindre les Alévis à une « confrérie soufie », les met dans le cadre de la loi 677, qui cadre les croyances religieuses et apporte des interdictions concernant les titres religieux, tombeaux saints, et sectes etc…
Quant à la thèse « Les Alévis ne sont pas homogènes », autrement dit, « divisés entre eux », elle a trouvé cette réponse : « Cela ne change pas cette réalité qu’ils ont des droits en tant que groupe religieux ».
L’argument de « neutralité de l’Etat » sous prétexte de «maintenir l’Etat laïc » n’a pas fonctionné non plus. Pour la Cour, en Turquie, la structure juridique concernant les religions et les croyances n’est pas fondée sur des critères « neutres », et c’est justement cela qui crée la discrimination de certaines croyances. La laïcité n’est qu’apparente, puisqu’il y a reconnaissance d’une “identité” musulmane.
La CEDH a décidé donc, que les Alévis était sujets à « discrimination religieuse ». Cette décision est une victoire pour les Alévis, mais devenant une jurisprudence, concerne également d’autres religions et croyances qui sont boudées par l’Etat et ne peuvent pas jouir de ses services.
L’arrêt étant définitif, il n’y aura pas d’appel. Le processus d’inspection sur l’application de cette décision en Turquie, commencera donc dans trois mois, devant le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe.
Mais bon, la Turquie n’est pas à sa première condamnation sans suite, n’est-ce pas ?
Il serait également intéressant de revenir sur la notion de “Turquie laïque” à cet égard et à cette occasion. Surtout quand le Président de l’Assemblée vient de faire une déclaration à ce sujet, mentionnant que la Constitution de la Turquie “ne devrait pas parler de laïcité”.
N’en déplaise aux kémalistes, grands défenseurs de la laïcité, pour des raisons historiques, la République turque n’est en réalité pas totalement laïque* dans le sens où on l’entend dans les Etats européens. En effet, l’interprétation de la Constitution reconnaît une religion majoritaire (résultante d’un clientélisme politique de la part de Mustafa Kemal) et donc l’Etat se mêle des affaires du culte, notamment par des financements, la mention d’office de la religion sur la carte d’identité (souvent “Islam” d’office pour enfants de parents mixtes par exemple)…
Cette question mérite d’être creusée à l’heure où ce débat fait rage partout.
La discussion sera relancée, n’en doutons pas. Et pourtant, à Kedistan, nous considérons que la nature du régime AKP n’est pas avant tout définie par un islamisme bigot, mais bien par ses tendances populistes totalitaires mises aux services de la corruption et la finance. La religion, dans cette histoire n’est à nouveau qu’une instrumentalisation. En discuter à l’infini tout comme avec Daech, détourne les réalités.
(*) Cette laïcité n’est pas, comme en France, une séparation entre les Églises et l’État ; c’est l’État turc qui organise et contrôle totalement la communauté des croyants : les imams en Turquie sont des fonctionnaires, payés et formés par l’État.
En théorie, la Turquie reconnaît les droits civils, politiques et culturels des minorités non musulmanes. En pratique, elle ne reconnaît que les minorités religieuses grecques, arméniennes et israélites sans pour autant leur accorder tous les droits cités dans le Traité de Lausanne.
Les musulmans alevi-bektachis et câferî, les catholiques latins et les protestants ne font l’objet d’aucune reconnaissance officielle.