Fatih Polat, journaliste d’Evrensel, publie un reportage avec Fırat Duymak. Nous avions vu Fırat s’exprimer dans le documentaire de Fatih Pınar, dans notre article Cizre : une video témoignage de Fatih Pinar : “Ils m’ont donné un sac de 5 kg et ils m’ont dit, voilà, c’est ton père”.
Nous traduisons donc ce reportage complémentaire.
J’avais fait la connaissance de Fırat Duymak, un des plus jeunes journalistes de l’agence d’information DIHA à Cizre, quand j’étais allé à Cizre le 30 mars. En visitant les familles qui avaient perdu leur proches dans les sous-sols de Cizre, pour les interviewer, un des deux correspondants de DIHA qui nous guidaient, nous avait montré son collègue, en disant « Il a perdu son père, dans un sous-sol. » Cette personne, c’était Fırat Duymak.
Après avoir visité le quartier et fait nos reportages, nous sommes rentrés dans le centre de Cizre, et j’ai commencé à discuter avec Fırat. Il m’a raconté à la fois comment il avait perdu son père, et comment il avait commencé le journalisme, et ce que le journalisme représentait pour lui.
Son école a été transformée en commissariat.
Fırat a 18 ans. Il était élève du Lycée Professionnel de Cizre en Electricité. Je dis « était » parce qu’il fait partie lui aussi, de ceux à qui on a volé leur école. Il avait de très bons résultats. « Je suis un élève travailleur. C’est à cause des interdictions [couvre-feu] que nous n’avons pas pu aller à l’école. Je n’ai pas pu participer aux concours de l’entrée de l’Université non plus » dit-il, et il continue « Ils ont transformé notre école en commissariat maintenant. Il n’y a plus de cours. Certaines écoles sont transformées mais l’école primaire reste à côté. Mais notre école est devenue entièrement un commissariat. »
J’aurais pu être dans les sous-sols
Je demande à Fırat « Que voulais-tu devenir ? », il répond, « Je voulais être ingénieur électrique. Un jour un reporter documentariste est venu à Cizre. Mon père m’a dit de l’accompagner. »
- « Comment s’appellait-il ? »
— « Fatih Pınar »
Il explique :
Je l’ai accompagné. Et lui, il m’a dit ‘tu as du talent’ et m’a orienté vers les formations de Dokuz8Haber. Lorsque le couvre-feu a commencé à Cizre, je commençais la formation. Quand j’allais à l’aéroport pour me rendre à İstanbul pour la formation, les policiers arrivaient. Si je n’étais pas parti à la formation, j’aurais pu être moi aussi, dans le sous-sol.
La formation a duré 7 mois. Fırat est très satisfait de celle-ci. Il dit avoir appris beaucoup de choses. Laissons le raconter :
J’ai fini ma formation et je suis revenu à Cizre avec Fatih abi [grand frère, Fatih Pınar] Mais nous n’avons pas pu y accéder. C’était interdit, alors nous avons attendu 15 jours dans un village de Cizre. Puis, je suis passé à Şırnak et Fatih abi est rentré à İstanbul.
Ensuite, j’ai appelé ma famille. Ma mère, mon père et mes deux frères et soeurs étaient ici. Ma grande soeur étudie à l’Université à Batman. Nous les appelions [la famille à Cizre], ils disaient qu’ils étaient bien. Après l’intensification de “l’oppression de l’Etat”, il est devenu difficile de les joindre. Avec la montée des pressions, les gens quittaient Cizre. Ma soeur a appelé mon père et leur a dit « Sortez avant qu’il n’arrive quelque chose ». Mon père a répondu « Je ne sortirai pas, où vais-je aller en laissant ma maison ! ». Mon père était un amoureux du Kurdistan.
Puis, mon père m’a appelé, « Prends soin de ta soeur » a‑t-il dit. Je lui ai dit « Ça suffit, partez, vous aussi ». A la fin, ma famille est allée au centre de Cizre. J’ai téléphoné et parlé avec ma mère. « Nous sommes venus au centre mais ton père est resté » m’a‑t-elle annoncé. En fait, mon père avait accompagné ma mère et mes frères et soeurs jusqu’à mi-chemin et était retourné à Cizre. Je l’ai appelé de nouveau. Il m’a dit « Je ne viendrai pas, je reste ici ».
Ensuite, il y a eu les problèmes des sous-sols. Et le nom de mon père a été cité dans la liste du premier sous-sol. Puis, mon père a fait depuis le sous-sol, un appel en direct sur la chaîne Med Nuçe. J’ai contacté les journalistes pour obtenir les numéros de téléphone et je l’ai appelé. C’est Mehmet Tunç, le Co-Président du Conseil du Peuple de Cizre qui a décroché, « Ton père est là, il prépare à manger pour les blessés. Nous allons bien. » m’a‑t-il-dit.
Le père de Fırat s’appelle Mahmut Duymak. Il avait 52 ans. Fırat, après avoir parlé avec Mehmet Tunç, a demandé son père et ils ont eu une courte conversation ensemble, juste avant que le téléphone ne se coupe. Il raconte la suite :
Deux, trois jours sont passés et j’ai de nouveau appelé. Je lui ai dit de partir. J’ai un frère de 3 ans… Son père a répondu « J’ai 52 ans. J’ai beaucoup vécu. Ici, je prends soin des jeunes blessés de 16–17 ans. Il retrouvent un peu d’espoir avec ma présence. »
Fırat soupire et continue avec un ton amer :
C’est sa conscience qui l’a empêché de sortir de là. Quoi qu’on ait pu faire, il n’est pas sorti. Deux trois jours plus tard, le TRT [chaine télévision de l’Etat] a donné une information qui disait « 60 terroristes ont été neutralisés dans un sous-sol à Cizre ». D’abord, nous n’avons pas cru. Ensuite, des gens allaient donner des échantillons d’ADN [pour trouver leur proches], alors nous nous sommes dit, donnons nous aussi. Ma soeur a donné du sang à Batman, et moi j’ai visité les hôpitaux à Şırnak, Cizre et Silopi. Je ne l’ai pas trouvé. Puis, ils nous ont appelé de Silopi : « Ton père est ici. Venez le chercher ».
Il nous ont rendu mon père dans un sac de 5 kg.
Fırat raconte qu’ils sont donc allés chercher le corps de son père. « Les corps étaient entassés l’un sur l’autre dans un entrepôt réfrigéré » dit-il.
Il nous ont donné un sac. Au début j’étais étonné. Mon père était un homme grand, de 80 kg. Ils nous ont donné 5 kg d’ossements. J’ai contesté les fonctionnaires, « Vous vous moquez de nous ? ». Ils étaient contrariés. Une personne pouvait porter le sac toute seule. Nous l’avons ouvert. Ça ne ressemblait à rien. Quand nous récupérions les dépouilles de nos proches, ils passaient des marches de mehter* et ils se moquaient de nous.
[*Les « mehter » étaient une compagnie chargée de l’intendance militaire sous l’Empire ottoman. Leurs marches est en effet utilisés actuellement par l’armée turque, en guise d’intimidation sur la population. Par exemple, dans les communes sous couvre-feu, des blindés font des tours des rues en émettant des marches de mehter]
Fırat commente tout ce qui a été vécu :
Ces choses ne sont pas seulement la faute de la Turquie, c’est la faute du Monde. Parce qu’ils n’ont rien dit à la Turquie. Ils ont entendu la voix de ceux qui étaient dans les sous-sols mais ils ont fait les sourds.
Je les condamne d’ici.
Le testament de mon père
Fırat est encore un tout jeune journaliste. Il a commencé tout juste à travailler à l’agence DIHA. Nous parlons du journalisme.
La formation de journalisme était le testament de mon père pour moi. Je lui ai dit que j’allais faire une formation. Il m’a dit « D’accord, vas‑y. Fais ce qui est juste, et écrit ce qui est vrai. Ceci est mon testament. »
Je lui demande s’il aime le journalisme. Il me répond en riant.
- « Quand j’étais petit, les journalistes se comportaient mal avec nous. Je me fâchais contre eux. »
— « Que faisaient-ils ? »
— « Enfants, nous allions à des meetings. Quand on voyait des journalistes avec des caméras, on se jetait devant. Ils ne nous autorisaient pas, il nous grondaient. Mais maintenant, c’est moi qui veux être journaliste et écrire les vérités.
Mis en garde-à-vue pour être interrogé sur son père
Ce matin, Fırat Duymak a été mis en garde à vue. Il a été gardé quelques temps, ensuite libéré. Après sa libération, je l’ai contacté pour avoir sa version.
Dans le premier sous sol se trouvait la dépouille de Murat Aslan, qui a été récemment identifiée. Je m’y rendais en tant que journaliste. La police a arrêté notre voiture sur la route. Il y avait cinq, six véhicules de police. En nous ciblant avec leurs armes, ils nous ont dit « sors, sors ! ». Ils nous ont sortis de la voiture. Ils nous ont fait attendre pendant une heure et demie sur l’avenue de Nusaybin. Ils ont confisqué nos affaires et nous ont emmené au commissariat. Ils nous ont fait attendre là bas aussi, pendant deux heures.
Ensuite un policier est venu me voir et m’a demandé « Où est ton père ?». J’ai répondu « Mon père est mort dans le sous-sol de la sauvagerie ». Ils m’ont demandé pourquoi j’appelais ‘le sous-sol de la sauvagerie’… Ensuite ils ont dit « Ton père a pris des armes » et ils l’ont insulté. Quand l’avocat est venu, ils nous ont libérés.
Les expériences que Fırat vit dans son jeune âge, illustre d’une façon frappante le fait d’être habitant de Cizre, et d’être un journaliste de Cizre.
Nous souhaitons à Fırat par son intérmédiaire à d’autres jeunes, qu’il/elles puissent dessiner un vrai avenir en avançant malgré tout à travers toutes ces souffrances.