La presse internationale parle décidément beaucoup du Sultan ces derniers temps. Erdogan guest star par ci, Erdogan éconduit par là… Il inspire même de mauvais shows et de bons livres.
On devrait pourtant être satisfaits à Kedistan de constater qu’il fait couler beaucoup d’encre contre lui.
Mais derrière une apparente unanimité “critique” du personnage, trouve-t-on vraiment raison pour se réjouir ?
La “grosse blague allemande” qui a fait réagir Erdogan en personne, allant jusqu’à l’incident diplomatique de catégorie “grave” pour le régime AKP, n’a pourtant pas de quoi casser quatre pattes à un canard. Le poussif qui pousse la chansonnette sur un montage brouillon d’images d’archives pouvait mieux faire… Mais la suite est plus comique. Un chef d’Etat qui demande le “retrait” d’un mauvais “vidéo gag” fait à son encontre, là ça devient plus intéressant. On se souvient de ses “Ô Chomsky” adressés à l’intéressé du haut de sa tribune, après que celui-ci ait pris fait et cause pour les “Universitaires pour la Paix”. On n’a pas oublié non plus les reproches du même style, adressés à “l’Europe”, alors qu’un prix était décerné à Can Dündar, journaliste aujourd’hui en procès et risquant un emprisonnement à vie… ça ne rigole pas chez les Erdogan.
Ces derniers mois aussi, les “avertissements au monde” qui soutiendrait les “terroristes” en ne condamnant pas le PKK, pire, en fournissant armes et appui aux combattants kurdes, furent nombreuses. La parole d’Erdogan porte au moins jusqu’au delà du balcon du Palais.
Lorsqu’au lendemain des attentats de Bruxelles, le Sultan en personne ne peut non plus s’empêcher de sortir un dossier qu’il gardait sous le coude, depuis qu’il s’était fait éconduire par le Bourgmestre lors de son voyage électoral d’octobre 2015, et révèle que la police turque avait remis un des terroristes aux autorités belges, quelques mois auparavant, il sait aussi qu’une majorité du parlement de Belgique existe pour se prononcer sur le “génocide arménien”. Et cela ne le fait pas rire non plus.
Alors, qu’est-ce donc que ces Etats européens, qui hier, signaient un chèque en blanc à Erdogan, et qui aujourd’hui donnent cette impression de le conspuer ?
Si on réfléchit sur les causes principales de l’accord sur les “réfugiés”, on constate très vite qu’elles tiennent à des positions très difficiles des chefs d’Etats et de gouvernements européens face, d’abord à d’autres Etats qui déjà pratiquent une politique raciste et xénophobe, et ont élus des politiciens pour cela, ensuite, face à des “opinions publiques nationales” qui prennent la même direction, peu propice aux affaires, et surtout à la survie politique. Laisser libre court à la critique du récipiendaire du chèque de 6 milliards, présente un avantage de ce côté là. On pourra même aller jusqu’à un certain “racisme anti turc”, pour ne pas déplaire à sa droite la plus xénophobe, sur le thème “pas de ça dans l’Europe”.
L’anti Erdogan primaire n’est pas si progressiste qu’on ne pense, dès lors où il s’exerce, non sur des questions politiques de fond, qui sont l’essence de l’actualité du Moyen Orient, mais contre une sorte de “tête de turc” de toujours.
Et cette démarche, ce fut celle de toute l’extrême droite européenne, y compris au sein du Parlement. Et contradictoirement, elle renforce tous les tenants de la “forteresse Europe” contre “le flot de réfugiés”, et fait discuter, non sur le fond de cette politique xénophobe et criminelle, mais sur l’allié choisi. On peut donc dans ces circonstances, s’accorder, une fois l’accord conclus, sur la toxicité du personnage.
Personne n’est dupe, les pseudos reprises de négociations sur l’entrée de la Turquie dans l’UE ne sont que façade pour cacher le marchandage, et personne n’y croit, ni d’un côté ni de l’autre. Et là dessus, Erdogan ne rigole pas non plus, et va même jusqu’à considérer comme “laxiste” la politique anti-terroriste de ceux qui le financent.
Mais qu’en est-il de la “réputation” du Sultan au delà de la vieille Europe ?
Là, une jauge s’impose, celle des futures négociations de Genève sur la Syrie, et plus largement ce qui se lie contre Daech. Là, pour d’autres raisons évidentes, Erdogan ne rit pas non plus.
S’il tente de réchauffer quelque peu ses relations perdues avec Daech, qui lui a récemment adressé deux avertissements sous forme d’attentats à Ankara et Istanbul, s’il fait en sorte que des inculpés pour terrorisme, membres connus de Daech passent au travers des mailles et ne servent pas de révélateurs pour des “affaires” plus complexes, il ne parvient pourtant pas à reprendre place dans le processus.
Le retour de Bachar, via le soutien russe, via des reprises de terrain très symboliques comme à Palmyre, a compliqué très sérieusement la politique expansionniste du régime AKP et les alliances régionales avec diverses factions. La politique américaine, très symptomatique du grand écart entre l’administration démocrate Obama et la chambre à majorité républicaine, là aussi est à double sens. Des représentants comme Jo Biden, vice Président, réaffirment le soutien de toujours contre le PKK et le “terrorisme”, tandis que l’aide logistique aux combattants kurdes continue, y compris en coordination avec les Russes, et donc indirectement le gouvernement Bachar et les Iraniens, ennemis d’hier.
Il surgit donc une contradiction évidente entre le rôle attribué à Erdogan dans la crise des réfugiés syriens, et la volonté d’effacer Erdogan des futures négociations sur la Syrie, ou du moins lui laisser un rôle de figurant. Là non plus, il n’y a pas de quoi rire. L’apparente mise à distance d’Erdogan ne répond qu’aux intérêts des puissances impérialistes. Et d’ailleurs, à peine le Rojava avait-il déclaré le “fédéralisme”, que les US s’empressaient de déclarer qu’une reconnaissance était hors de question.
On peut aussi interpréter la volonté des Américains de ne plus être présents sur Incirlik, une base de l’Otan au Kurdistan Turque, comme un désir de ne pas se trouver mêlés aux “affaires intérieures” d’Erdogan, et par là même, un silence sur les massacres en cours qui va perdurer.
J’avais parlé de “livres”, en débutant cet article. Il s’agit par exemple de “Erdogan — Nouveau Père De La Turquie?” co-écrit par Nicolas Cheviron et Jean-François Pérouse. Nous en reparlerons très bientôt, mais nous ne pouvons que vous en conseiller la lecture à l’avance.
Enfin, quelques mots sur ces signataires d’une sorte de tribune, adressée à Erdogan, par quelques “spécialistes de Turquie et du Moyen Orient” états uniens, ex ambassadeurs, politiciens et diplomates, à l’occasion du voyage de Erdogan à Washington. Ceux-ci, pour résumer, établissent un plaidoyer pour la “démocratie” et interrogent le Président Erdogan sur sa main mise politique sur la justice qui lui permet une répression contre les journalistes, les médias en général, ainsi que les universitaires et intellectuels du pays qui demandent la paix civile. Ils font également allusion à l’absence d’humour du Sultan, en des termes plus diplomatiques, en citant toutes les plaintes pour “injures”. Ils critiquent également les changements législatifs autour du terme “terrorisme”, permettant y compris de demander l’inculpation de députés élus. Inquiets pour la paix civile, et réaffirmant pourtant leur hostilité “au terrorisme du PKK”, ils questionnent sur le processus de négociations abandonné, et le refus de considérer le parti d’opposition HDP comme interlocuteur valable. Enfin, ils font part de la volonté d’imposer par la force la présidentialisation du régime, qui, selon eux, précipiterait la Turquie dans la guerre.
Voilà, là encore, des prises de positions de politiciens et de diplomates qui pourraient nous réjouir, si elles étaient suivies d’effets autres que celui de contribuer seulement au concert diplomatique préalable à Genève. Les mêmes ne feront qu’empêcher de rire Erdogan, surtout quand on sait que la campagne électorale là bas primera sur le reste. La critique polie a moins de force que les manifestations qui ont marqué publiquement la visite du Sultan, même si elle contribue à lancer des alertes.
Un lecteur ou une lectrice occasionnelle de Kedistan trouvera sans doute ce billet pessimiste et sans intérêt. J’inciterai donc, pour prévenir cette critique, à lire ou relire tout ce que nous avons publié depuis plus d’un an. Lorsque ces dénonciations, critiques, analyses, sortent enfin au grand jour, sous la plume de plus “crédibles” que nous médiatiquement, nous avons certes l’impression d’un instant de ne pas être seuls. Et toutes les forces politiques d’opposition turques et kurdes doivent l’avoir aussi.
Mais, charger la barque d’Erdogan, et conclure des marchandages avec lui, ou ne considérer les Kurdes que comme les “meilleurs combattants contre Daech”, et se taire sur les massacres au Kurdistan turc, méritait qu’on s’interroge sur les motivations réelles de cette soudaine campagne d’Erdogan bashing, dès lors où elle vient des courants les plus à droite de l’échiquier politique, de soutiens sans faille de Bachar, et du social libéralisme européen, quand celui-ci, comme la France, n’a pas de rafales à vendre…