Je n’arrive plus compter les morts. Je n’arrive plus à jauger la peur et la souffrance dans les villes. Je vois par ma fenêtre, mon quartier désert, les rues d’Istanbul, abandonnées. Ankara est aussi meurtri et enfermé sur lui même.
Je connais bien Ankara. J’y ai habité. Capitale du pays avec ses 5 millions d’habitants… Ankara depuis une semaine, est une ville traumatisée.
Depuis l’attentat du 13 mars, c’est une ville désolée. Ses avenues, ses places sont dépeuplées. Ses cafés, ses restaurants, d’habitude, joyeusement remplis, sont vidés de ses âmes. Il n’y a plus d’enfants dans les bacs à sable. Certains commerces ne lèvent même plus les rideaux. On entendrait les mouches voler dans les centres commerciaux. Pour aller travailler, les habitants prennent les petites rues.
La vie sociale, la vie nocturne sont anéanties. Les conversations tournent autour de possibles attaques, les rumeurs courent de bouche à l’oreille. Et la psychose est contagieuse : “Il y aurait un voiture piégée qui se balade dans Izmir”, “Il parait qu’ils cherchent deux bombes humaines dans les grandes villes”…
Quant à Istanbul… Une image dit plus que mille mots.
Avenue d’Istiklal, sur le lieu d’attentat d’hier, une poussette vide avec les deux oiseaux tombés morts des deux côtés, telles des colombes de la paix assassinées…
Istanbul s’est réveillé ce dimanche, sur des rues vides. Particulièrement pour l’avenue Istiklal, il s’agit d’un des jours les plus déserts de son histoire. Dans toute la ville, qui d’habitude grouille avec une énergie épuisante, “l’intensité de la circulation est descendue à 4%” annoncent-ils. Autant dire les chats et les chiens de rues sont tranquilles, et les taxis courageux pour reprendre service, attendent en vain des clients.
J’apprend que le Maire de Beyoğlu, Ahmet Misbah Demircan est allé sur l’Avenue Istiklal avec sa famille, pour montrer l’exemple, et qu’il a invité les stambouliotes à reprendre leur routine quotidienne. “Venez faire du shopping à Beyoğlu.” a‑t-il dit avant de se diriger vers un grand magasin, dont je tais le nom. Pas de pub dans mes articles.
Pas de pub pour le Maire non plus. Son invitation est moyennement bien reçue par la population.
Ils ont pesté les gens. “Nous avons peur. Vous pouvez comprendre ça, non ?” ont-ils clamé. “Nous n’avons pas confiance dans les forces de sécurité”. “Nous, on ne se balade pas avec je ne sais combien de body gardes comme vous !”.
Les messages que les autorités, responsables, ministres, répètent comme des perroquets soit disant pour rassurer la populace, ne servent à rien du tout. Cela fait l’effet inverse, ils nous gavent. Et voilà qu’on nous envoie cette fois-ci Ahmet Misbah qui ne trouve rien de mieux à nous dire “Allez donc consommer !”…
Qu’elle est bonne !
J’apprends aussi que le match de Derby entre Galatasaray et Fenerbahçe qui devait être joué aujourd’hui a été mis en cause. Ils ont d’abord annoncé que le match serait joué sans les supporters. Ceux qui étaient déjà sur place ont été dégagés. Après ils ont reporté carrément le match à une date ultérieure.
Le foot est important et il draine du monde. Le monde, dans les conditions actuelles, ça veut dire du risque. Et pour le risque, j’avoue, on se sent un peu livrés à nous mêmes…
Rien d’étonnant : les forces de sécurité sont trop occupées à “apporter la sécurité et la sérénité” en massacrant dans le Sud-Est du pays, les services de renseignements sont débordés à enquêter sur les gens qui insultent le Sultan, la justice est trop à la bourre à tamponner de “terroristes” ou des “traîtres à la patrie”, des intellectuels, journalistes et avocats qui prononcent le mot “Paix”…
Qui peut donc prendre en charge la sécurité de ses citoyens, faire le devoir de protection, si tout ce monde est vachement occupé ailleurs ?
Non, on ne se sent pas non plus, en sécurité, parce que trois universitaires qui clament la paix sont mis en geôle, alors que des barbus formés en Syrie, enregistrés comme “potentiels auteurs de futurs attaques” se baladent les mains dans la poche.
Si la peur est entrée jusque dans la stade, le Maire a beau nous inviter à remplir les centres commerciaux…
Je pense à des choses encore pires. Tremblement de terre par exemple, tiens…
Comment des forces de sécurité qui passent leur temps à frapper les gens, sont-elles préparées à faire face si ce genre de catastrophe arrivait, je me le demande. J’ai de sérieux doutes sur leurs compétences de secouristes. Et comme les habitants sont encore moins prêts et informés, je ne peux même pas imaginer les dégâts.
Je ne vais pas faire de la prose héroïque : “Nous panserons nos blessures, et nous nous relèverons…” Je ne vais pas vous donner des conseils, de dire comme les uns, “ils faut remplir les rues, résister sur des terrasses de café !”, ou comme d’autres, vous expliquer “comment se protéger et secourir en cas d’attaque”…
On recommencera à sortir. Comme on l’a fait mainte fois. Après divers catastrophes, coups d’Etat, guerres…
La vie prend toujours le dessus. Mais surtout ne pas “s’habituer à vivre avec” comme certains nous conseillent de faire… Ce serait se perdre, parce que mes enfants, c’est en empruntant le chemin du silence, de l’acceptation et de l’indifférence qu’elle disparaitra notre humanité.