En se promenant sur les marchés d’Érévan, Gyumri ou Tbilissi on peut aisément trouver des stands de CD ou DVD qui proposent des compilations de musique yézidie.
Dans la plupart des cas il s’agit d’un mélange entre des chants à danser (pour les mariages notamment) et des chants à écouter qui ont une teinte beaucoup plus triste. Appelés en kurde kilamê ser mêranîê (littéralement « paroles sur le héros »), ces chants sont à la fois des lamentations et des chants épiques. Ils commémorent des soldats morts sur le front du Karabagh ou des familles victimes de catastrophes : accident d’avion, tremblement de terre… En voici quelques exemples (sous-titrés en français).
Gago Şerif était un soldat yézidi originaire de la ville d’Echmiadzine. Gago a été tué à Mardakert au Haut-Karabagh en 1993. Il avait 20 ans. Ce kilamê ser mêranîê a été enregistré en studio par Sos Koçaryan (Sosoê Koçer).
Valod Misto d’Amasîa (Armavir) et Sebrîê Keleş de Şamiram (Aştarak) étaient soldats dans les rangs de l’armée arménienne. Ils ont péri en 1997 sur le front du Karabagh. Ils avaient 21 ans. Ce kilamê ser mêranîê a été enregistré en studio par Manvêl Mistoyan (Manvêle Misto). Il est accompagné par un saz (luth à long manche). On remarque à chaque fois la sobriété du dispositif musical: un bourdon, quelques notes sur une échelle réduite, un seul instrument mélodique et une grande réverbération qui fait résonner la voix de manière à la fois grandiose et solitaire.
D’autres lamentations exemplaires rappellent des catastrophes qui ont marqué la communauté. C’est le cas des trois membres du clan (ber) des Mantacy et de la famille de Tahar Begê (une famille très connue dans la communauté), qui sont morts dans un accident d’avion en 1996. L’exemple suivant est chanté par Mehemed Gêloyan (Mehmedê Gêlo) et accompagné au duduk par Emo Gêloyan (Emoê Gêlo).
Les enregistrements commémorent aussi des vory v xakone, littéralement « bandits dans la loi », agissant aux limites de la légalité dans des organisations que certains qualifient de mafieuses. Leur figure et leur destin souvent tragique sont particulièrement propices à susciter mythes et fantasmes. C’est le cas de Çeko Xidir, assassiné à Moscou en 1996 dans le hall de son immeuble, alors qu’il sortait de chez lui. Il avait 26 ans. Le grand nombre d’enregistrements à sa mémoire témoigne du soin pris par la famille de Çeko à la perpétuation de sa mémoire. Dans cet enregistrement le chanteur Cono Têmûryan (Conoê Têmûr) est accompagné au duduk (avec un bourdon au synthétiseur). Il raconte les derniers moments de la vie de Çeko et annonce la poursuite de la vendetta.
Dans tous ces extraits les paroles sont composées de petites touches impressionnistes. L’absence de linéarité est une caractéristique récurrente de ce genre de chant. Il ne s’agit pas de raconter une histoire de A à Z mais plutôt donner des images fortes en émotions. Ces dernières resteront gravées dans les mémoires. Enregistrées en studio par des musiciens professionnels, ces histoires singulières sont diffusés dans des compilations MP3 vendues sur les marchés d’Érévan et des grandes villes russes et deviennent petit à petit partie intégrante d’une culture partagée par tous les Yézidis.
Mon travail d’anthropologue m’a menée dans différentes communautés du Caucase et de l’Anatolie. J’ai suivi des femmes mollah qui guidaient des cérémonies funèbres dans la région de Bakou, assisté aux offices des Molokanes en Azerbaïdjan, recueilli des chants d’exil dans les bidonvilles kurdes à Istanbul et Diyarbakir, avant de passer un an et demie dans les villages yézidis de la région d’Aparan en Arménie. C’est souvent la musique qui m’a guidée dans ces voyages. Et c’est d’elle que j’aimerais parler dans mes chroniques.