Cizre s’est enfin ré ouvert aux jour­nal­istes. Les comptes ren­dus, les images qui nous revi­en­nent sont ter­ri­fi­ants, alar­mants et extrême­ment noirs. Des témoins de l’horreur.
Nous relayons deux arti­cles, celui de Şeb­nem Korur Fin­cancı, pub­lié sur Evrensel, et de Nur­can Baysal pub­lié sur T24.


Prof. Dr. Şeb­nem Korur Fincancı
Expert en Médecine Légiste, Prési­dente de la fon­da­tion des Droits de l’Hommes de Turquie (TIHV)

CIZRE

Encore et de nou­veau Cizre… Nous avons quit­té la Mairie, nous mar­chons dans les ruines du quarti­er Cudi. Les portes sont toutes trouées, des portes par­fois sans mai­son. Les maisons sont par terre. Une odeur de brûlé dans l’air, oui vous n’avez pas mal lu, Cizre sent la chair brûlée. Chair humaine. Nous allons voir plus tard pourquoi cette odeur. Nous arrivons au pre­mier sous-sol. Ce sous-sol où les prési­dents des con­seils pop­u­laires ont été mas­sacrés. La façade de l’immeuble est comme un cri, cou­verte de trous, des petits, des gros. Sur le por­tant de l’étage une pièce métallique est enfon­cée, la destruc­tion ressem­ble à celle d’un obus de char. Nous tra­ver­sons les gra­vats en descen­dant au sous-sol.A l’intérieur il fait noir. Ce que nous allons voir sera encore plus noir. Nous essayons d’éclairer les lieux, avec la faible lumière d’une torche. Un peu à l’é­cart de l’entrée il y a ces laines et cotons qu’ils util­i­saient pour panser leurs blessures. Ils sont tachés… Du sang ? On remé­more ce qui a été dit, cela doit être du sang.

cizre odeur chair brule 4

En avançant vers la gauche, le sol sem­ble être cou­vert de char­bon du bois, mais cela ne l’est pas. Ce sont des os, des os brûlés. Mes yeux s’arrêtent sur un os de mâchoire, tombé au milieu. On dirait une mâchoire d’enfant. Je me rap­proche, ceux qui m’entourent éclairent avec leur torche, pour que je vois mieux. Oui, il y a une paire de lunettes brûlées, juste à côté. Elles sont deux fois plus grandes que la mâchoire. A pre­miere vue, je pense qu’il a 10–12, je monte au plus à 14 ans. Mais j’arrête là. La vue des os d’enfant, fins et frag­iles me font saign­er le coeur. Celui-ci, si fin, se plante dans mon coeur. Par terre, des crânes par­tielle­ment brûlés, une quan­tité innom­brable d’os, dans l’air, l’odeur lourde de chair brûlée, tou­jours. Eton­nant, près d’autant d’os brûlés, les laines et cotons sont intacts, aucune brûlure.

L’horreur s’infiltre par chaque fente, chaque ouver­ture de ce sous-sol, de ces sous-sols, et des maisons incendiées, bom­bardées. Les pro­pos de Mehmet Tunç, sa voix qui demande de l’aide résonne dans mes oreilles. Auschwitz sent encore le brûlé. Cire sen­ti­ra donc pareil, pen­sant des années. Com­ment pou­vons-nous, nous “par­don­ner”, com­ment peu­vent-ils nous “par­don­ner” ? C’est dif­fi­cile, très difficile.

Tout le long des rues, nous pas­sons au milieu des épaves qui furent un temps, des maisons des gens. Dans les murs en ruine, des objets, un poêle cou­vert de trous, tout seul au milieu des murs détru­its. Il me fait mal. Si la mai­son était debout, on aurait pu taper à la porte, ils nous accueilleraient sans aucun doute. Le thé infu­sant sur le poêle sen­ti­rait bon dans la mai­son. Si on recon­stru­i­sait la mai­son, si on allumait de nou­veau le poêle, si on posait la théière dessus, l’odeur du thé serait-elle capa­ble de pren­dre le dessus sur l’odeur de chair brûlé ?

Nous pas­sons dans la rue où ils ont exposé le corps dénudé d’une femme. La rue qu’ils ont pré­ten­due ne pas être à Cizre. La rue est la même, la porte est la même. Une tache obscure sur la terre, où elle était allongée. Du sang ? Nous sommes là, comme ça, tous nus.

Nous allons présen­ter nos con­doléances à la famille de Mehmet Tunç. Ils ont per­du deux enfant d’un coup. Tunç, avait aus­si son frère avec lui, Orhan. Orhan Tunç avait une ving­taine d’années. Sa com­pagne est toute jeune aus­si, elle vient d’accoucher. « Nous nous sommes beau­coup aimés » dit-mme avec ses regards d’enfants. Elle n’a pu aimer son Orhan, à tout cass­er que pen­dant dix mois, nous ne lui avons pas per­mis plus. Un des fils de Mehmet Tunç, mon­tre la pho­to de la dépouille de son père. Savez-vous ce que c’est de se balad­er avec la pho­to du corps brûlé de son père sur son télé­phone portable ? Seriez-vous capa­ble de regarder le vis­age brûlé de votre père quand il vous manque ?

N’oublions pas, nous avons tous une dette envers ces gens dont la vie s’est trans­for­mée en épave. Dans ces jours où ils essayent de jus­ti­fi­er la sauvagerie des années 90, c’est un peu dif­fi­cile, mais il faut réclamer “Jus­tice” à tous prix !


Nur­can Baysal

A L’INTERIEUR DES MAISONS DE CIZRE

Je suis dans les épaves. Un jeune de Cizre vient près de moi « Nur­can, ce que vous voyez c’est la face vis­i­ble de Cizre, mais il y a une autre face, des choses graves qu’on ne voit pas, ou dont on ne par­le pas même si on les voit. On va vous les mon­tr­er » dit-il.

cizre nurcan baysal mur tagJe me sépare du groupe et j’emboîte les pas de ce jeune de Cizre. Nous arrivons dans un immeu­ble de cinq étages, se trou­vant dans l’entrée du quarti­er Cudi. L’immeuble parait en bon état, extérieure­ment il n’y a presque pas de dégât. Près de l’entrée, un tag dit avec de gross­es let­tres « Avenue Turque » et juste en dessous : « Nous mour­rons un, nous ressus­citerons mille… ».

Il n’est pas facile d’accéder à l’immeuble. Tous les pro­duits du super­marché situés au rez-de chaussée, poulets, légumes… etc. puent. Une machine de BTP essaye de dégager les déchets du super­marché. Nous entrons dans l’immeuble accom­pa­g­né d’une tran­chante odeur de pourri.

L’immeuble qui con­tient deux apparte­ments à chaque paliers est intérieure­ment une vraie épave. Les escaliers sont dif­fi­cile­ment prat­i­ca­bles pour accéder aux apparte­ments. Nous mar­chons sur des gra­vats, des vit­res cassées, des déchets. Tous les apparte­ments sont en ruines. De telles ruines qu’il ne sera pas pos­si­ble de les réhabiliter.

témoins

Lingeries féminines exposées, préservatifs usagés.

A part nous, il y a dans l’immeuble, des employés de mairie et des mem­bres d’organisations de société civile qui font des con­stats de dégâts.

Les forces spé­ciales ont util­isé ces apparte­ments. Nous entrons dans l’un d’eux.

Dans la cham­bre à couch­er, par terre, il y a des lin­geries féminines. Mon jeune accom­pa­g­na­teur me dit que dans toutes les maisons détru­ites, avant tout, c’est les lin­geries des femmes qui sont exposées. Dans les linges, nous voyons aus­si, des pho­tos de femmes. Il y a égale­ment des préser­vat­ifs usagés jetés à droite à gauche. L’équipe présente pour les con­stats, explique que tous les préser­vat­ifs du super­marché ont été pris. Comme une con­tra­dic­tion dans ce paysage, sur une petite tablette, un livre religieux est posé.

Les bouteilles d’eau, de bois­sons aux sols, l’état des apparte­ments mon­trent que ce lieu a été util­isé pen­dant des mois par les forces spé­ciales. Sur les murs, des trous sont ouverts, vis­i­ble­ment pour pou­voir tir­er depuis l’appartement.

Nous pas­sons dans un autre loge­ment. Dans cet apparte­ment, nous voyons encore des lin­geries féminines rouges dans les gra­vats. Mon jeune com­pagnon, m’explique que les lin­geries sont exposées partout, mais que les gens qui revi­en­nent chez eux, avec honte, les enlèvent en pri­or­ité. Aus­si, dans un autre apparte­ment, nous nous apercevons que la pièce où les lin­geries sont exposées est fer­mée à clé. Cet apparte­ment était occupé par un fonc­tion­naire qui venait de l’Ouest. En revenant chez lui, après la lev­ée du cou­vre-feu, en trou­vant sa mai­son dans cet état, il a démé­nagé dans une autre mai­son, en bouclant de honte la pièce où les lin­geries étaient exposées.

cizre nurcan baysal fistigin eviLes tags qu’on voit le plus sur les murs, sont des phras­es comme « les filles nous sommes arrivés », « nous sommes venus, vous n’êtes pas là ». Sur la porte d’un autre apparte­ment il est écrit « fıstığın evi » [la mai­son du pis­tache. « pis­tache » expres­sion turque pour dire belle, canon]. Sur le sol se trou­ve une hache. On com­prend que le téléviseur, et les que les autres meubles ont été détru­its avec cette hache. Les objets et affaires qui ont de la valeur sont tous volés. Un homme dit que même la mon­naie qui se trou­vait dans la tire­lire de son enfant a été emportée.

Lettre des moudjahids de l’armée Asakir‑i Mansure‑i Muhammediyye de Turquie

Nous sommes dans un autre apparte­ment, nous entrons dans la salle de bain. Bien qu’il y ait la cuvette des WC juste à côté, des bouteilles en plas­tiques ont été util­isées pour uriner. Nous réfléchissons pour en trou­ver la rai­son. Les auraient-ils util­isées pour tor­tur­er quelques uns, en essayant de les faire boire… Nous com­prenons qu’ils sont uriné aus­si sur les murs et ailleurs.

Le téléviseur plas­ma a dis­paru, prob­a­ble­ment emporté. Les CD qui se trou­vaient dans meu­ble de CD juste à côté, sont tous sor­tis de leur boîti­er, mis en morceaux un par un. Dans les CD cassés, il y a du rouges à lèvres.

La cui­sine est dans un état inten­able. Une let­tre man­u­scrite, avec une belle écri­t­ure, a été lais­sée dans l’armoire de cui­sine. Elle dit :

Date : 08 févri­er 2016, heure 11h01

Nous sommes des moud­jahids [com­bat­tants] de l’armée Asakir‑i Mansure‑i Muhammediyye [armée ottomane fondée par Sul­tan Mah­mut II, en 1826] de Turquie.

Notre guide dans le com­bat mené pour Allah, sur le chemin de … de l’Etat et de la Nation, est tou­jours le Coran. Je mets le prix hum­ble pour votre mai­son que nous avons util­isée pour notre devoir. Notre beau des­sein est la défense de la terre de notre patrie con­tre les mécréants. VIVE LA PATRIE.

Sun­gur Tekir

Un bil­let de 5 livres turques [équiv­a­lent de 1,5€] est coincé près de la let­tre et une petite note est ajoutée :

Salu­ta­tions aux petits enfants d’Ertuğrul Gazi
[com­bat­tant de la foi, le fon­da­teur du Sul­tanat Ottoman]

témoins

Nous avons la nausée de tout ce que nous voyons. Nous mon­tons sur la ter­rasse pour respir­er. Tout Cizre est vis­i­ble à par­tir de là. Un dra­peau turc est accroché, plusieurs cap­sules de feux d’artifice au sol. Il est évi­dent qu’une célébra­tion a été faite ici. Au sol, il y a des mate­las, des cou­ettes, des objets cassés, casseroles, beau­coup de bouteilles de bois­son vides et des déchets.

Nous nous jetons hors de l’immeuble avec difficulté.

Quel genre d’état d’esprit est cela ? Quelle folie, quelle déviance ?… Que s’est-il passé dans ces maisons ? On racon­te à Cizre, des his­toires qui dis­ent que der­rière des portes fer­mées, des per­son­nes ont été agressées, cer­taines violées.

Ce que je décris ici, n’est que l’intérieur d’un seul immeuble.

La ruine dans la mai­son de Cizre, celle qui est invis­i­ble, la sauvagerie, la déviance, parais­sent bien plus graves que la destruc­tion à l’extérieur…
Elles épou­van­tent, don­nent la nausée.


Traduit par Kedistan
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