Devenus des sym­bol­es d’une lib­erté d’expression bafouée en Turquie, les jour­nal­istes Can Dün­dar et Erdem Gül ont été libérés à 3h 15 ven­dre­di matin, après 93 jours de déten­tion, à la suite d’un arrêt de la Cour con­sti­tu­tion­nelle con­clu­ant à une vio­la­tion de leurs droits. Un drôle de cadeau d’anniversaire pour le prési­dent Turc Recep Tayyip Erdoğan, qui fête aujourd’hui ses 62 ans et qui avait promis aux deux respon­s­ables du quo­ti­di­en d’opposition Cumhuriyet qu’ils allaient « pay­er le prix fort ».

Encour­ant une peine de prison à vie « aggravée » (c’est-à-dire avec un accès lim­ité aux remis­es de peine) pour avoir divul­gué des images d’un trans­fert d’armes super­visé par les ser­vices secrets turcs à des­ti­na­tion de la Syrie, Can Dün­dar et Erdem Gül, respec­tive­ment directeur de Cumhuriyet et chef de son bureau d’Ankara, avaient déposé le 17 févri­er un recours devant la Cour con­sti­tu­tion­nelle après le rejet de toutes leurs deman­des de libération.

Jeu­di, la Cour, stat­u­ant en audi­ence plénière, a estimé par 12 voix con­tre 3 que les droits con­sti­tu­tion­nels des deux hommes avaient été vio­lés au cours de la procé­dure judi­ci­aire, oblig­eant la 14e cham­bre crim­inelle d’Istanbul à pronon­cer leur libéra­tion dans l’attente de leur procès. La Cour a men­tion­né des atteintes au « droit à la lib­erté per­son­nelle et à la sécu­rité », au « droit d’exprimer et de dis­sémin­er ses pen­sées » et à la « lib­erté de la presse ».

A sa sor­tie de la prison de Silivri, un étab­lisse­ment de la ban­lieue ouest d’Istanbul célèbre pour avoir accueil­li des cen­taines d’opposants au régime d’Erdoğan, accusés de ten­ta­tive de coup d’Etat, Can Dün­dar a ren­du hom­mage devant une foule joyeuse aux juges de la Cour con­sti­tu­tion­nelle, esti­mant que leur déci­sion allait per­me­t­tre de nou­velles libéra­tions de journalistes.

« Nous pen­sons qu’il s’agit d’une déci­sion his­torique. La déci­sion de la Cour con­sti­tu­tion­nelle a ouvert la voie à la lib­erté d’expression », a déclaré Dün­dar, cité par le quo­ti­di­en Mil­liyet. « Nous sommes libres mais notre com­bat con­tin­ue. Près de 30 jour­nal­istes sont encore à l’intérieur, et cette déci­sion va per­me­t­tre leur libéra­tion. Nous con­tin­uerons de nous bat­tre jusqu’à ce que le camp de con­cen­tra­tion der­rière nous soit trans­for­mé en musée. »

Le jour­nal­iste n’a pas man­qué de remar­quer que le jour de sa libéra­tion coïn­cidait avec celui du 62e anniver­saire de Recep Tayyip Erdoğan. « Joyeux anniver­saire, M. le prési­dent. J’ai été empris­on­né le jour de mon anniver­saire de mariage, (ma libéra­tion) est devenu son cadeau d’anniversaire à lui », a‑t-il déclaré, cité par l’agence indépen­dante d’information Bia.

Comme une réponse à ce pied-de-nez, le porte-parole de la prési­dence, Ibrahim Kalın, a souligné ven­dre­di que « cette déci­sion n’est pas un acquit­te­ment, c’est une mise en lib­erté ». « Le procès va se pour­suiv­re. Et nous suiv­rons de près ce proces­sus », a pour­suivi M. Kalın.

Ecroués depuis le 26 novem­bre 2015, Dün­dar et Gül sont pour­suiv­is pour « espi­onnage », « divul­ga­tion de secrets d’Etat », « ten­ta­tive de ren­verse­ment du gou­verne­ment  ou d’empêcher par la force son action » et « pro­pa­gande en faveur d’une organ­i­sa­tion ter­ror­iste ». Leur crime : avoir dif­fusé en mai 2015 une vidéo de l’interception, qua­tre mois plus tôt, de camions chargés d’armes en route pour la Syrie sous la pro­tec­tion d’agents du MIT, les ser­vices secrets turcs. Indigné par la divul­ga­tion de ces images met­tant en lumière le rôle de la Turquie dans le ren­force­ment des groupes dji­hadistes en Syrie, le prési­dent Recep Tayyip Erdoğan avait alors prévenu : « Celui qui a pub­lié cette infor­ma­tion va pay­er le prix fort, je ne vais pas le lâch­er comme ça. »

Dans l’acte d’accusation, le min­istère pub­lic, se fon­dant essen­tielle­ment sur les arti­cles pub­liés par les deux jour­nal­istes, désigne Dün­dar et Gül comme des agents tra­vail­lant pour le compte de l’« organ­i­sa­tion ter­ror­iste » de Fethul­lah Gülen.  Ex-allié d’Erdoğan, le prédi­ca­teur, exilé aux Etats-Unis, est devenu l’ennemi mor­tel du prési­dent turc depuis que ses adeptes, bien intro­duits dans les milieux judi­ci­aires, ont lancé une enquête pour cor­rup­tion éclabous­sant des cadres du gou­verne­ment et s’approchant de la famille prési­den­tielle, fin 2013.

Le par­quet a req­uis à l’encontre de cha­cun des deux hommes une peine de réclu­sion à per­pé­tu­ité aggravée, une autre de per­pé­tu­ité ordi­naire, et une troisième de 30 ans d’emprisonnement.

Nico­las Cheviron


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