Que faudrait-il pour recon­naître la cohérence sin­istre entre le mas­sacre des Kur­des par les forces armées turques, la répres­sion des uni­ver­si­taires, le débor­de­ment de cette guerre civile au-delà des fron­tières, sans par­ler du chan­tage exer­cé à l’en­con­tre de l’Europe ? 

La poli­tique du prési­dent Erdo­gan ressem­ble sin­gulière­ment à celle du dic­ta­teur Fran­co pen­dant la guerre civile d’Espagne…

karga kafasi cizre guernica

Aujour­d’hui, le 7 févri­er 2016, Guer­ni­ca a été peinte encore une fois. (Kar­ga Kafası)

La presse com­mence enfin à s’é­mou­voir plus régulière­ment des hor­reurs qui se déroulent à l’est de la Turquie . Obnu­bilés par les événe­ments syriens, les grands médias sem­blent s’être con­tentés, dans leur grande majorité, de petits arti­cles rela­tant quelques inci­dents. Le prin­ci­pal désa­van­tage de la façon de com­mu­ni­quer des infor­ma­tions aujour­d’hui, c’est le mor­celle­ment à l’in­fi­ni qui empêche de con­sid­ér­er l’ensem­ble des don­nées et d’en extraire la cohérence.

Prenons ce qui se passe actuelle­ment en Turquie et dans les zones kur­des de Syrie. Depuis le mois de novem­bre, la destruc­tion sys­té­ma­tique des villes kur­des au sud-est de la Turquie, Diyarbakir, Nusay­bin, Silopi, Sil­van, Cizre, par les forces armées turques, avec, de sur­croît, l’in­ter­dic­tion d’ac­cès, par Ankara, aux obser­va­teurs extérieurs ont fait de sorte que, en France, ce sont surtout les réseaux soci­aux qui se sont alar­més de cette sit­u­a­tion. A ces attaques con­tin­uelles s’a­joutent l’anéan­tisse­ment des infra­struc­tures de l’élec­tric­ité jusqu’aux ser­vices de san­té et l’as­sas­si­nat ciblé de citoyens.

Le dernier mas­sacre en date fait état de près de 90 vic­times brûlées vives dans les sous-sol d’un bâti­ment du quarti­er de Cudi à Cizre, assiégé par les forces gou­verne­men­tale. Partout, le bilan de morts ne cesse de s’alour­dir. En bref, une sit­u­a­tion comme en Syrie, de l’autre côté de la fron­tière, sauf qu’il s’ag­it ici d’une guerre civile.

S’ensuit en même temps une répres­sion organ­isée qui s’est abattue con­tre des mil­liers d’u­ni­ver­si­taires ayant signé une péti­tion pour s’op­pos­er à la poli­tique du gou­verne­ment d’Er­do­gan: men­acés, arrêtés, expul­sés, inter­dits de parole, de tra­vail même. Une véri­ta­ble cen­sure, en somme, qui touche les intel­lectuels et jour­nal­istes, inter­dit l’ex­pres­sion de toute opposition.

Et depuis same­di, le bom­barde­ment con­tre des posi­tions kur­des en Syrie par l’avi­a­tion turque, qui pour­tant était cen­sée s’en pren­dre à l’en­ne­mi con­sen­suel, Daech, et non pas aux seuls alliés effi­caces con­tre la “men­ace ter­ror­iste”. Et en même temps, encore et tou­jours, des marées humaines de réfugiés, désem­parés. Les uns se déso­lent de l’af­flux des réfugiés, ver­sant une petite larme pour les enfants, les autres se dis­ent out­rés par la cen­sure des intel­lectuels (tout en oubliant, le plus sou­vent, la moti­va­tion de ces opposants); quelques-uns s’émeu­vent de la cause idéal­iste du Roja­va (moi la pre­mière, depuis mon voy­age sur place en juin dernier), d’autres-encore plus rares-s’in­sur­gent con­tre la guerre faite aux pop­u­la­tions civiles à l’est de la Turquie. Et quelques mod­estes arti­cles se sont éton­nés des bru­tal­ités poli­cières stupé­fi­antes exer­cées à l’en­con­tre de man­i­fes­tants (dont des per­son­nes âgées) à Paris, devant l’am­bas­sade Turquie, pour dénon­cer le mas­sacre de civils à Cizre. Tout cela au nom d’un état d’ur­gence, en France comme en Turquie.

Com­ment analyser dans son ensem­ble de toutes ces don­nées, en iden­ti­fi­er la cohérence alors que la présen­ta­tion dis­parate et morcelée per­met juste­ment de ren­forcer la répres­sion à tra­vers un brouil­lard de demi-men­songes et de vérités émiettées.

Si le prési­dent turc Erdo­gan s’est plu à admir­er publique­ment Hitler, la com­para­i­son avec le leader espag­nol Fran­cis­co Fran­co (1892–1975) sem­ble être plus ‘in’ et patri­ar­cal. Voire en par­ti­c­uli­er la poli­tique fas­ciste con­tre la Cat­a­logne et le Pays Basque, comme un avant-goût de  celle qui a cours depuis une quar­an­taine d’an­nées con­tre le peu­ple et la cul­ture kur­des. Sous Fran­co, les langues basque et cata­lane furent inter­dites, ain­si que toute reven­di­ca­tion d’une iden­tité com­mu­nau­taire non castil­lane, au nom d’un nation­al­isme au vis­age fas­ciste. La cause cata­lane et la Cat­a­logne, plus encore que le pays basque, ont été le bas­tion des Répub­li­cains et de l’an­ti-fas­cisme pen­dant toute la guerre civile (1936–1939) de même qu’au­jour­d’hui le sort des Kur­des est devenu emblé­ma­tique de l’avenir de toute la démoc­ra­tie en Turquie. En 1936 égale­ment, ce sont les intel­lectuels, les poètes (donc Lor­ca), les jour­nal­istes, les uni­ver­sités qui furent pris pour cibles. À l’époque, ces opposants étaient presque tous com­mu­nistes. Aujour­d’hui, si leurs idéaux s’ap­par­entent au social­isme, la pen­sée poli­tique pro-kurde a évolué même si, au Roja­va, on retrou­ve des com­bat­tantes et une organ­i­sa­tion fémin­iste qui rap­pel­lent les fameuses Mujeres Libres de l’Es­pagne des années trente.

Bien enten­du, on ne saurait y voir que de la bru­tal­ité hyper­mil­i­tarisée d’un côté et une masse de vic­times inno­centes et désar­mées de l’autre. Les Répub­li­cains de jadis se sont défendus comme les Kur­des aujour­d’hui et force est d’ad­met­tre que des vio­lences ont eu lieu des deux côtés. Sauf qu’au­jour­d’hui en Turquie, les seules vic­times civiles sont celles du côté kurde, même si dans les années qua­tre-vingt-dix, ce n’a pas tou­jours été le cas.

Cepen­dant le PKK des années noires n’est nulle­ment celui qu’il est devenu d’au­jour­d’hui. À lire d’ur­gence les analy­ses d’O­calan plus récentes, empreintes d’un nou­veau paci­fisme égal­i­taire et laïque. Bien qu’on pour­rait leur reprocher un cer­tain pen­chant mys­tique, voire essen­tial­iste con­cer­nant “la” femme en par­ti­c­uli­er, il ne s’ag­it pas de théories fumeuses, mais d’un réel pro­jet social qui est en train de se met­tre en place au Roja­va syrien, et de façon restreinte dans les zones kur­des la Turquie elle-même.

Encore faudrait-il s’y intéress­er pour com­pren­dre à quel point la per­spec­tive poli­tique d’un Erdo­gan, qui allie économie ultra-libérale et islamisme fausse­ment ‘soft’, ne saurait souf­frir d’une pareille alternative.

Fran­co était allié aux gou­verne­ments fas­cistes et nazi de son époque, dont Salazar au Por­tu­gal, Mus­soli­ni en Ital­ie et bien enten­du, Hitler. Erdo­gan tra­vaille avec le gou­verne­ment saou­di­en, les Émi­rats, l’ex­trême-droite islamiste dont Daech, armé et soutenu par Ryad et Ankara con­stitue la guéril­la, les reg­u­lares, les Sturmtrup­pen des temps mod­ernes. Sans par­ler du rap­port pour le moins inces­tueux avec Bachar-Al-Assad. Certes, il est peu prob­a­ble, en vue du pou­voir des médias à relay­er des infor­ma­tions presque instan­ta­né­ment, que le gou­verne­ment turc puisse réelle­ment mas­sacr­er des pop­u­la­tions entières comme Fran­co le fit en son temps à Cor­doue, à Bada­joz, à Séville. Mais il fau­dra une sur­veil­lance à tout instant pour l’en empêcher.

L’acharne­ment con­tre les Cata­lans, les Basques ou con­tre les Kur­des char­rie un énorme refoulé, celui d’un géno­cide non-recon­nu, de part et d’autre. Pour l’Es­pagne, il s’ag­it de l’In­qui­si­tion espag­nole, mise en place dans une per­spec­tive nation­al­iste avant l’heure, celle de la recon­quête des ter­ri­toires musul­mans par les chré­tiens espag­nols dès la fin du XVème siè­cle : les pre­mières vic­times en furent la pop­u­la­tion juive sur place ain­si que les musul­mans pra­ti­quant l’Is­lam en secret. Ce n’est qu’en 2014 que le gou­verne­ment espag­nol fit ses excus­es à la pop­u­la­tion séfa­rade. Quant à la Turquie, la non-recon­nais­sance du géno­cide arménien est sûre­ment une des caus­es de la poli­tique de fuite en avant chronique du Caudil­lo turc et de son gouvernement.

Que faudrait-il pour que nos pop­u­la­tions aguer­ries aux hor­reurs hyper-médi­atisées com­pren­nent l’ur­gence de réa­gir aux hor­reurs qui se déroulent chez ce can­di­dat pérenne à l’U­nion Européenne ? Un autre Guernica ?

Le 26 avril 1937, l’avi­a­tion fran­quiste, assistée par des bom­bardiers de l’Alle­magne nazie et de l’I­tal­ie mus­solin­i­enne rasa une petite ville basque entière, Guer­ni­ca. L’anéan­tisse­ment de cette bour­gade envoya une onde de choc dans le monde entier, en par­ti­c­uli­er auprès des intel­lectuels qui, jusque-là, avaient peu réa­gi devant la mon­tée des fas­cismes partout en Europe. Le tableau célébris­sime de Picas­so devint l’im­age emblé­ma­tique du mas­sacre et de toutes les hor­reurs de la guerre mod­erne. Le sort actuel des habi­tants de Cizre, celui des villes et vil­lages anéan­tis tout autour, com­pa­ra­ble à celui de Guer­ni­ca, saurait-il éveiller les con­sciences à temps ? Que faudrait-il pour recon­naître la cohérence sin­istre entre le mas­sacre des Kur­des, la poli­tique envers les réfugiés, la répres­sion des intel­lectuels, des uni­ver­si­taires et des jour­nal­istes, le débor­de­ment de cette guerre civile au-delà des fron­tières, sans par­ler du chan­tage exer­cé à l’en­con­tre de l’Europe ?

En dépit de leurs idéaux farouch­es et d’une bonne volon­té sans faille, les brigades inter­na­tionales ne surent aider leurs alliés répub­li­cains à vain­cre le fran­quisme. Il eut fal­lu que les gou­verne­ments européens améri­cain, même sovié­tique réagis­sent à temps, au lieu de laiss­er pour­rir et s’en­ven­imer cette sit­u­a­tion, par lâcheté, par oppor­tunisme. Le 1er sep­tem­bre 1939, l’ar­mée alle­mande envahis­sait la Pologne: on con­naît la suite.

Car­ol Mann
Soci­o­logue spé­cial­isée dans l’é­tude du genre et con­flit armé, chercheure asso­ciée au LEGS, Paris VIII et direc­trice de l’as­so­ci­a­tion Women in War.
Arti­cle paru ini­tiale­ment sur mon blog Médi­a­part

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