Une sec­onde vidéo, avec un résumé écrit des ques­tions et répons­es, sur ce que Hamit Bozarslan con­sid­ère comme la pos­si­ble fin d’un siè­cle d’his­toire de la Turquie.

Hamit Bozarslan histoire


Hamit Bozarslan, pro­fesseur à l’École des Hautes Études en Sci­ences Sociales à Paris est un spé­cial­iste recon­nu de la vio­lence au Moyen-Ori­ent, en Turquie et au Kur­dis­tan ain­si que de l’islamisme rad­i­cal et mod­éré. Pour lui, la société turque est engagée dans un proces­sus de mor­celle­ment encour­agé par l’AKP qui dis­qual­i­fie tout pro­jet de société alternatif.


En pro­posant aux Kur­des de les accepter en échange de leur assim­i­la­tion à la pop­u­la­tion turque-sun­nite majori­taire, l’AKP repro­duit la poli­tique adop­tée vis-à-vis des Arméniens en 1914. Pour Bozarslan, nous vivons la fin d’une péri­ode his­torique et la Turquie manque d’un pro­jet d’avenir sus­cep­ti­ble de per­me­t­tre l’émergence d’une nou­velle société. Nous pub­lions ici la pre­mière par­tie de l’entretien réal­isé par Irfan Aktan pour Nuçe TV.

La société turque est de plus en plus clivée. Le cli­mat de haine et de vio­lence antikurde, qui s’était apaisé le temps des pour­par­lers de paix (entre le gou­verne­ment et l’opposition kurde, NdT) a repris de plus belle, attisé par la classe poli­tique turque et légitimé par un cli­mat de ten­sion extrême. Com­ment l’universitaire et le soci­o­logue spé­cial­iste du Moyen-Ori­ent que vous êtes perçoit-il les évo­lu­tions en cours ? Un proces­sus de mor­celle­ment est assuré­ment à l’œuvre et ce proces­sus va en s’aggravant, du moins si l’on en croit les résul­tats des élec­tions. Le tableau est le suiv­ant : le HDP, l’AKP et le MHP, ce dernier con­sti­tu­ant une alter­na­tive au vote AKP, domi­nent partout à l’exception de la façade égéenne et méditer­ranéenne (où le CHP se main­tient, NdT]). Cela vaut aus­si bien sur le plan idéologique qu’électoral. La Turquie est de ce point de vue vic­time de la syn­thèse élaborée par Ziya Gökalp (soci­o­logue et écrivain, idéo­logue du nation­al­isme pan­turc au début du XXème siè­cle, NdT) : la for­ma­tion de la Turquie mod­erne est passée par l’abandon d’un pro­jet poli­tique libéral et décen­tral­isa­teur (pro­mu par une frac­tion minori­taire de l’opposition ottomane, NdT). L’Etat cen­tral est le piv­ot de la Turquie mod­erne et s’appuie sur une iden­tité nationale définie par une triple appar­te­nance, turque, islamique et occi­den­tale. C’est ce que Ziya Gökalp appelait la « civil­i­sa­tion moderne ».

La dimen­sion occi­den­tale n’est plus vrai­ment à l’ordre du jour, semble-t-il ?

C’était à tout le moins le cas à l’époque, et ce mod­èle occi­den­tal n’était assuré­ment pas de nature démoc­ra­tique. Cette syn­thèse a per­mis d’assurer l’intégration des Turcs et des sun­nites à l’Etat, mais, ce faisant, elle a ren­du la mar­gin­al­i­sa­tion des autres com­posantes de la pop­u­la­tion, à com­mencer par les Kur­des et les Alévis, inévitable. La soci­olo­gie élec­torale nous mon­tre que le Kur­dis­tan (turc, NdT) est désor­mais com­plète­ment autonome. Les Alévis, quant à eux, con­tin­u­ent de vot­er en masse pour le CHP, ce qui n’était pas le cas durant la péri­ode kémal­iste. Par ailleurs, l’État pro­pose un mod­èle de société basé sur le con­ser­vatisme islamique et l’ottomanisme qui n’a plus grand-chose à voir avec le mod­èle occi­den­tal. Ce proces­sus de frag­men­ta­tion est à mon avis le pro­duit d’un siè­cle d’histoire.

Ce proces­sus arrive-t-il à son terme ou sommes-nous sur la voie d’une refon­da­tion inté­grale ? Autrement-dit : allons-nous vers cet ordre nou­veau que l’AKP appelle « Turquie nou­velle » et auquel Recep Tayyip Erdoğan fait référence lorsqu’il déclare que le sys­tème [de gou­verne­ment] a de fac­to évolué ? Sommes-nous en train de clore la phase de chaos et d’affrontements annon­cée par Ziya Gökalp ? Où en sommes-nous ?

C’est dif­fi­cile à dire. Il est risqué de faire des pronos­tics sur l’avenir d’un pays comme la Turquie et dans une région comme le Moyen-Ori­ent, où tout peut chang­er en l’espace de 24 heures. En 2011, qui aurait pu prévoir que la Syrie serait dans l’état où elle se trou­ve actuelle­ment ? Tout ce que je peux dire, c’est que le HDP est le dernier sur­saut du Kur­dis­tan en faveur de la Turquie. « Il est encore accept­able pour nous de faire par­tie de la Turquie », dis­ent-ils. « Nous soutenons le Kur­dis­tan tout en nous efforçant de faire vivre un courant démoc­ra­tique à l’échelle de la Turquie. Cela sup­pose que vous accep­tiez notre exis­tence ». Les Alévis ne dis­posent pas, quant à eux, de ter­ri­toire à pro­pre­ment par­ler. Ils se répar­tis­sent entre Istan­bul et les autres villes du pays. Pour­tant leur dis­cours est le même : « Nous faisons par­tie de ce pays », dis­ent-ils, « à con­di­tion qu’on ne nous assim­i­le pas de force à la majorité sun­nite ». On peut dire la même chose con­cer­nant le mul­ti­cul­tur­al­isme. His­torique­ment, la mou­vance islamiste turque a tou­jours lut­té con­tre la volon­té de l’État d’imposer la civil­i­sa­tion mod­erne [occi­den­tale]. Or actuelle­ment l’AKP ou la tra­di­tion islamo-con­ser­va­trice qu’il représente s’efforcent d’imposer leur pro­pre mod­èle de civil­i­sa­tion en dis­qual­i­fi­ant tout mod­èle ou pro­jet de société alter­natif. Autrement dit, le vrai prob­lème est de savoir com­ment sor­tir du mod­èle gökalpi­en et pro­pos­er une forme de gou­verne­ment où l’État ne pré­tende pas impos­er une iden­tité nationale, une reli­gion, une langue et un mode de vie uniques. Si l’on parvient à cela, alors il est pos­si­ble d’envisager une nou­velle Turquie. Dans le cas con­traire, si l’AKP et con­sorts per­sis­tent à divis­er la société entre les nationaux et les non-nationaux, accusés de traîtrise et de men­ace pour la sécu­rité nationale, alors qu’on le veuille ou non cette dynamique de dés­in­té­gra­tion et de frag­men­ta­tion ira en s’aggravant.

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Vous qual­i­fiez le HDP de dernier sur­saut des Kur­des en faveur de la Turquie. Le HDP a endossé ce rôle et l’espoir qui va avec. Des images tournées à Kas­ta­monu, me sem­ble-t-il, mon­trent un attroupe­ment de gens qui ont mis feu à un local du par­ti. L’un d’entre eux sort à la fenêtre pour brûler une ban­de­role sur laque­lle est écrit : “Pour l’humanité” ” (l’un des slo­gans élec­toraux du HDP, NdT). C’est une scène très forte d’un point de vue sym­bol­ique. Est-ce là la réponse de la Turquie ? 

Je ne sais pas. Pour le moment, la seule réponse du pou­voir a été de tax­er cette ini­tia­tive d’entreprise félonne et anti­na­tionale. A vrai dire, le dis­cours selon lequel la Turquie est aux pris­es avec une nou­velle croisade rassem­blant des zoroas­triens, des homo­sex­uels, le cap­i­tal juif et la dias­po­ra arméni­enne ne date pas des élec­tions du 7 juin. Si vous analy­sez l’histoire d’un pays, les évo­lu­tions à l’œuvre et les élec­tions à cette aune, vous êtes oblig­és de con­stater qu’une dynamique de guerre civile est en train de se met­tre en place. Pour le moment, la seule réponse de la Turquie à la main ten­due par le HDP ou, à tra­vers lui, par le Kur­dis­tan tout entier, a été la guerre civile. Est-ce que cela va con­tin­uer comme ça ? Un cer­tain nom­bre d’acteurs, y com­pris l’AKP, vont-ils finale­ment retrou­ver la rai­son et pro­pos­er d’autres modes de réso­lu­tion, je ne suis pas en mesure de le dire.

Au risque d’être réduc­teur, je me ris­querais à faire la com­para­i­son suiv­ante : l’arrestation d’Abdullah Öcalan en 1999 avait don­né lieu à de graves affron­te­ments eth­niques dans le pays, à des ten­ta­tives de lyn­chage antikur­des et des réac­tions du côté des Kur­des. Par la suite, on avait pré­ten­du dans les médias que deux enfants kur­des avaient brûlé un dra­peau turc à Mersin. Le haut-com­man­de­ment de l’armée turque avait alors pour la pre­mière fois qual­i­fié les Kur­des de « pré­ten­dus citoyens ». Un cli­mat de racisme ambiant s’était alors emparé du pays jusqu’en 2005 env­i­ron : le pays s’était cou­vert de dra­peaux, il y avait eu des agres­sions antikur­des etc. La pre­mière ten­ta­tive de lyn­chage (de cinq jeunes Kur­des accusés de faire par­tie du PKK, NdT) a eu lieu me sem­ble-t-il à Sefer­i­his­ar, une sta­tion bal­néaire de la région d’Izmir, en 2005. En 1999, en 2003, en 2005 et 2006, nous avions écrit que la Turquie allait tout droit vers la guerre civile. Pour­tant, à chaque fois, la rai­son d’État a fini par pré­val­oir, l’État s’est dit qu’il ne pou­vait pas con­tin­uer comme ça et a mis la pédale douce, ou bien d’autres pro­tag­o­nistes du mou­ve­ment kurde ou démoc­rate ont pesé dans la bal­ance. Sommes-nous dans une péri­ode com­pa­ra­ble ou bien les évène­ments actuels sont-ils d’une toute autre nature ?

Il me sem­ble qu’ils sont d’une toute autre nature. Après 2007–2008, on con­state que l’armée a per­du une par­tie de son influ­ence sur la société ou l’Etat et que l’AKP est par­venu à con­solid­er son pou­voir en s’appuyant sur la bour­geoisie [islamique] puri­taine, des con­fédéra­tions syn­di­cales (de tra­di­tion islamique, NdT) comme Hak-iş ou bien les couch­es défa­vorisées de la pop­u­la­tion à qui l’on explique que la pau­vreté est une ques­tion de char­ité publique et non de poli­tique. La for­ma­tion de ce bloc hégé­monique a con­sid­érable­ment ren­for­cé l’AKP. À compter de 2008–2009, ce dernier pro­pose aux Kur­des la for­mule suiv­ante : « Nous vous vous recon­nais­sons en tant que Kur­des et recon­nais­sons les injus­tices dont vous avez été vic­times en échange de votre inté­gra­tion et de votre soumis­sion non pas à la Turquie mais à la majorité turque-sun­nite ». En un sens, l’alternative est la même que celle pro­posée aux Arméniens en 1914. « Nous vous accep­tons, vous dis­posez de vos pro­pres par­tis poli­tiques avec qui nous sommes prêts à faire alliance mais en échange vous devez vous soumet­tre à la nation turque et vous met­tre à son ser­vice ». C’est l’une des raisons du géno­cide. Bien enten­du nous ne sommes pas en 1915 et je ne pense pas qu’il y ait un risque de géno­cide con­tre les Kurdes.

Vrai­ment ?

Nous sommes assuré­ment par­venus à un degré de vio­lence extrême, mais il n’y a pas de men­ace géno­cidaire. On con­state en revanche que la solu­tion pro­posée par l’AKP aux Kur­des n’a jamais con­sisté à recon­naître ceux-ci en tant qu’entité col­lec­tive, en tant que sujet à part entière. Le mou­ve­ment kurde existe depuis un siè­cle. En 1977 Meh­di Zana qui apparte­nait au mou­ve­ment kurde et revendi­quait son iden­tité kurde a rem­porté les élec­tions munic­i­pales à Diyarbakir. Quar­ante plus tard, nous sommes arrivés au terme de ce proces­sus. Il n’était pas envis­age­able que le mou­ve­ment kurde accepte de se met­tre au ser­vice de l’idéologie turquiste en échange d’une recon­nais­sance de ses droits lin­guis­tiques. C’est à mon avis l’une des raisons de fond du con­flit en cours. Acceptera-t-on de con­sid­ér­er les Kur­des comme des sujets ou bien con­tin­ueront-ils d’être perçus comme de sim­ples objets défi­nis à tra­vers l’idéologie turquiste et placés au ser­vice de cette dernière ?

Cette sit­u­a­tion que vous nous présen­tez sous un angle plus ana­ly­tique est sou­vent perçue comme la con­séquence de cal­culs poli­tiques étroits, tels que la volon­té de Recep Tayyip Erdoğan d’être prési­dent ou le désir de l’AKP de con­serv­er le pou­voir. Peut-être s’agit-il d’une approche réduc­trice. Le fait que l’ensemble des forces éta­tiques, y com­pris celles qui sont opposées à l’AKP, s’unissent con­tre les Kur­des laisse à penser que la dimen­sion socié­tale que vous avez pointée du doigt est bien présente. 

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Il me sem­ble que nous assis­tons à une lutte pour le pou­voir mais aus­si, plus large­ment, à une redéf­i­ni­tion de la nation turque dans son ensem­ble. Sur le pre­mier plan, c’est l’ensemble de l’opposition qui doit être bal­ayé si Erdoğan veut men­er son pro­jet bona­partiste ou pou­tinien à bien.  Depuis 2010, il se trou­ve qu’une grande par­tie des insti­tu­tions [démoc­ra­tiques] ont été vidées de leur sub­stance. Mais le tri­om­phe d’Erdoğan ou de l’AKP passe par un affaib­lisse­ment de l’AKP lui-même, qui doit être réduit à peau de cha­grin sans quoi il ne saurait être ques­tion de bona­partisme. Erdoğan ambi­tionne de devenir l’homme prov­i­den­tiel qui incar­ne la marche de l’histoire. À cet égard, on sent bien qu’il se perçoit comme un sec­ond Mustafa Kemal. C’est la dimen­sion la plus immé­di­ate du prob­lème. Dans cette per­spec­tive, le mou­ve­ment kurde ou plutôt le HDP, qui comme je l’ai dit, incar­ne égale­ment la gauche démoc­ra­tique non-kurde, joue les trou­ble-fêtes. Cet élec­torat qui représente 10 à 12 % des voix actuelle­ment, peut-être 15 % à l’avenir, con­stitue le prin­ci­pal obsta­cle dans la mise en œuvre du pro­jet bona­partiste d’Erdoğan. Si cette frac­tion de l’électorat est capa­ble de jouer un rôle ce point de vue, cela prou­ve que le mou­ve­ment kurde est désor­mais un acteur poli­tique au sens plein du terme qui refuse de se laiss­er instrumentaliser.

Comme l’a exprimé très claire­ment Demir­taş, les Kur­des du HDP reprochent à la Turquie de ne pas faire sa part du tra­vail. « Êtes-vous avec nous ? Êtes-vous sol­idaires ou non ? Voilà la vraie ques­tion » affir­ment-ils. Vous avez déclaré précédem­ment que la Turquie était soci­ologique­ment divisée et les Kur­des de fac­to autonomes. Com­ment percevez-vous ce reproche ? Pensez-vous qu’il trou­vera un écho dans la société turque ? Existe-t-il encore une volon­té de vivre ensem­ble et dans l’égalité avec les Kur­des en dépit de l’état de divi­sion dans lequel est plongé le pays ?

Oui, cette volon­té est là mais elle est extrême­ment minoritaire.

Et elle n’est pas relayée politiquement.

Effec­tive­ment. Il faudrait rap­pel­er deux trois choses. Tout d’abord, lorsqu’on se penche sur les élec­tions qui se sont tenues depuis 1950, on con­state que les par­tis con­ser­va­teurs rem­por­tent sys­té­ma­tique­ment entre 60 et 65% des suf­frages. Ces électeurs sont majori­taire­ment turcs et sun­nites. Dans le temps nous avons eu le Par­ti Démoc­rate [1946–1960], le Par­ti de la Jus­tice [1961–1980], le par­ti du Salut Nation­al [1972–1980], le par­ti de la Mère Patrie (ANAP) [1983–2009], le par­ti de la Juste Voie (DYP) [1983–2007] et cela con­tin­ue jusqu’à aujourd’hui. Le prob­lème est de savoir si une alter­na­tive démoc­ra­tique est sus­cep­ti­ble d’émerger au sein de cet élec­torat turc-sun­nite majoritaire.

On a dit que l’AKP d’entre 2003 et 2007 présen­tait l’orientation la plus démoc­ra­tique pos­si­ble pour un mou­ve­ment de la droite con­ser­va­trice, et pour­tant voyez où nous en sommes aujourd’hui…

Certes, mais on peut dire que c’est une con­stante des mou­ve­ments d’orientation libérale en Turquie. Ain­si le Par­ti Démoc­rate a émergé comme un mou­ve­ment démoc­rate et a net­te­ment démoc­ra­tisé le pays après son arrivée au pou­voir [en 1950], avant de vers­er dans l’autoritarisme. Le Par­ti de la Jus­tice (majori­taire dès 1961, seul au pou­voir de 65 à 71, NdT) est apparu en réac­tion au coup d’État de 1960, ce qui ne l’a pas empêché de con­naître rapi­de­ment l’évolution qu’on lui con­naît (c’est à dire anti­dé­moc­ra­tique et ultra-nation­al­iste, NdT). On pour­rait égale­ment citer le cas de l’ANAP (fondé par Turgut Özal, au pou­voir de 1983 à 1987, puis au sein de dif­férentes coali­tions de 1995 à 1999, NdT). En ce qui me con­cerne, pour dif­férentes raisons, je ne pense pas qu’un mou­ve­ment libéral soit en train d’émerger au sein de l’électorat turc-sunnite.

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La deux­ième chose que je voudrais rap­pel­er c’est que dans les années 60 et 70, les gauch­es turque et kurde étaient très large­ment imbriquées. Nous avons eu les généra­tions 68 puis 78. Au Kur­dis­tan, elles ont été suiv­ies par la généra­tion 88, 98 et prob­a­ble­ment 2008, alors que dans le reste du pays, la gauche a été telle­ment réprimée et affaib­lie qu’aucune généra­tion n’a pris le relais après 78. Le fait que cinq généra­tions poli­tiques kur­des aient émergé suc­ces­sive­ment explique l’état de poli­ti­sa­tion du Kur­dis­tan et a eu pour effet de féminis­er et de raje­u­nir le mou­ve­ment kurde. En Turquie, le dernier mou­ve­ment sig­ni­fi­catif a été les man­i­fes­ta­tions du parc Gezi en 2013, mais celui-ci ne béné­fi­ci­ait pas d’un réel enracin­e­ment soci­ologique. Son impor­tance a résidé dans le fait qu’il réu­nis­sait plusieurs com­posantes de la pop­u­la­tion et mon­tré la diver­gence entre déten­teurs du cap­i­tal cul­turel (ayant pris part aux man­i­fes­ta­tions, NdT) et déten­teurs du cap­i­tal économique Le cap­i­tal économique est désor­mais aux mains de la bour­geoise islamique puri­taine qui s’est enrichie au pou­voir, tan­dis que le cap­i­tal cul­turel appar­tient à une couche dif­férente de la pop­u­la­tion, plus jeune. Reste que le mou­ve­ment kurde n’était présent qu’à la marge au sein du mou­ve­ment Gezi. Aujourd’hui, on s’aperçoit que le Kur­dis­tan est en ébul­li­tion mais que la gauche turque et les dif­férents mou­ve­ments démoc­rates ne réagis­sent et ne suiv­ent qua­si­ment pas. Cela nous prou­ve que les dynamiques de mobil­i­sa­tion au Kur­dis­tan d’une part, au sein de la gauche démoc­rate turque d’autre part sont de plus en plus distinctes.

Per­son­nelle­ment, nous faisons la dis­tinc­tion entre « le mou­ve­ment Kurde » et les « Gezistes ».

On peut dire les choses comme ça.

Car Gezi ne rassem­blait pas seule­ment des démoc­rates de gauche.

Non, absol­u­ment, c’est pour cela que je dis que le mou­ve­ment Gezi était com­pos­ite et que ce que je retiens ici, c’est sa com­posante de gauche libérale. Les nation­al­istes laïques (le courant ulusal­cı, ultra-nation­al­iste, laïque, anti-impéri­al­iste et très antikurde est classé à gauche dans l’échiquier poli­tique turc, NdT) et la gauche rad­i­cale étaient égale­ment présents. Les man­i­fes­tants de Gezi qui ont don­né leurs voix au HDP étaient plutôt des soci­aux-démoc­rates sen­si­bles aux ques­tions écologiques, qu’on qual­i­fierait de gauche ultra mod­érée en France. Le par­ti Yeşiller (par­ti écologique ultra-minori­taire NdT) etc. Les logiques de mobil­i­sa­tion (du mou­ve­ment kurde et de la gauche socio-démoc­rate engagée dans le mou­ve­ment Gezi, NdT) ont cessé de coïn­cider, alors que c’était le cas dans les années 60 et 70, voire dans les années 80 sur le plan des attentes des uns et des autres. Lors de la créa­tion du HEP (Par­ti tra­vail­liste du peu­ple, 90–93, pre­mier par­ti poli­tique représen­tant spé­ci­fique­ment la cause kurde, créé par des transfuges du par­ti social-démoc­rate d’Erdal Inönü, NdT), les attentes du mou­ve­ment kurde et de la gauche turque se recou­vraient encore par­tielle­ment, mais ce n’est plus le cas désor­mais, même si 2 ou 3 points dans le score du HDP (13,1 % aux lég­isla­tives du 7 juin, 10,75% aux lég­isla­tives anticipées du 1er novem­bre, NdT) vien­nent de la gauche turque.

Est-ce que cela sig­ni­fie qu’il faut cess­er d’envisager que le mou­ve­ment kurde et la gauche turque fassent alliance pour lut­ter de front et chang­er le pays ? Je pose la ques­tion car à l’époque de Gezi, là où j’étais, les gens n’ont eu de cesse, sept ou huit jours durant, de deman­der où étaient passés les Kur­des. En mars 2006, pen­dant les évène­ments de Diyarbakir (les obsèques de 14 mem­bres du PKK abat­tus par l’armée turque ont don­né lieu à des émeutes et affron­te­ments qui ont duré pen­dant plusieurs jours, NdT), l’ouest du pays n’avait pour ain­si dire presque pas réa­gi. Aujourd’hui, face à ce qui se passe à Cizre ou Yük­seko­va (où des opéra­tions mil­i­taires très lour­des ont été menées au début de l’année, NdT), c’est au tour des Kur­des de se deman­der où sont passés les Turcs. J’ai l’impression qu’en cette péri­ode dif­fi­cile, les chances de se retrou­ver dimin­u­ent de jour en jour.

Effec­tive­ment. Cer­tains élé­ments font défaut, tels qu’un enracin­e­ment social, un socle poli­tique ou une vision com­munes. Si l’on excepte Gezi, cela fai­sait longtemps que la Turquie était plongée dans une forme d’apathie, d’attentisme. à l’inverse le Kur­dis­tan est extrême­ment act­if poli­tique­ment. Il faut com­pren­dre que cela reflète la syn­thèse gökalpi­enne. Le moment his­torique qui va de l’écroulement de l’Empire ottoman au traité de Lau­sanne (1923, aux orig­ines de la Turquie mod­erne, NdT) est en train de pren­dre fin. Sur le plan région­al, le Kur­dis­tan irakien est désor­mais totale­ment autonome. Il con­tin­ue de faire par­tie de l’Irak mais d’un point de vue soci­ologique, il n’y a plus de con­ti­nu­ité entre les deux entités. C’est la même chose en Syrie. En Iran aus­si, selon toutes prob­a­bil­ités, le Kur­dis­tan s’oppose poli­tique­ment et se dif­féren­cie soci­ologique­ment du reste du pays. Ce proces­sus de dif­féren­ci­a­tion vaut aus­si en Turquie. Nous vivons la fin d’une his­toire qui remonte à plus d’un siè­cle, qu’il s’agisse de la syn­thèse gökalpi­enne, de la liq­ui­da­tion de l’héritage ottoman ou de la par­ti­tion du Kur­dis­tan entre la Turquie, l’Irak, l’Iran et la Syrie. On peut dès lors se pos­er la ques­tion suiv­ante : existe-t-il une vision et un pro­jet à même de ren­dre pos­si­ble l’émergence de nou­velles sociétés ?

C’est le cas chez les Kurdes.

Oui. Est-ce le cas en Turquie ? En Irak ? En Syrie ? On voit dans quel état de divi­sion, voire de dés­in­té­gra­tion sont actuelle­ment plongées les sociétés arabes d’Irak et de Syrie. Qual­i­fi­er la Turquie, l’Iran, l’Arabie Saou­dite de puis­sances est à mon sens une grande erreur. Il n’existe pas d’État puis­sant, pas même en Europe. Les États ne sont puis­sants que dans la mesure où ils sont capa­bles d’inventer un vivre-ensem­ble, de for­muler un pro­jet de société. Le Moyen-Ori­ent et le Kur­dis­tan sont en train de diverg­er d’un point de vue soci­ologique, de manière très nette. Mais j’aimerais rap­pel­er qu’actuellement, le Scot­tish Nation­al Par­ty occupe, je crois, 51 cir­con­scrip­tions sur 52 au Par­lement bri­tan­nique (en fait, 56 des 59 cir­con­scrip­tions écos­sais­es depuis les élec­tions générales de 2015, NdT). Le pays basque (espag­nol, NdT) est un pays à part entière soci­ologique­ment par­lant, de même que la Cat­a­logne. Mais cela ne sig­ni­fie pas que ces ter­ri­toires sont con­damnés à la vio­lence. Il y a des pro­jets qui ren­dent pos­si­ble de vivre ensem­ble et peut-être demain de se sépar­er de manière pacifique.

Le car­ac­tère con­flictuel des séparatismes en Turquie et au Moyen-Ori­ent est-il dû à la pri­mauté de la reli­gion et des appar­te­nances con­fes­sion­nelles ou à la dimen­sion eth­nique, aux nation­al­ismes turcs, arabes, kur­des ? Peut-on par­ler d’une influ­ence européenne ou occi­den­tale ? 

Tous ces fac­teurs entrent en ligne de compte. Un ami qui tra­vaille sur l’Algérie déclarait qu’en con­juguant l’impératif islamique de l’unicité [tawhîd, NdT] et le jacobin­isme à la française, on rendait absol­u­ment impos­si­ble la recon­nais­sance de l’existence des Berbères. Je crois que cela vaut aus­si pour la Turquie et le Moyen-Ori­ent en général. Le Moyen-Ori­ent a tou­jours refusé de regarder l’histoire en face, que ce soit son his­toire pro­pre ou l’histoire de l’Islam. Le sec­ond cal­ife (Omar, NdT) est mort assas­s­iné, le troisième cal­ife (Oth­mân, NdT) con­naît le même sort après avoir été accusé d’avoir fal­si­fié le Coran, de même pour le qua­trième cal­ife (Ali, NdT) ce qui a plongé l’Islam dans une guerre frat­ri­cide. La guerre civile est au cœur de la pre­mière grande civil­i­sa­tion islamique qu’est l’Empire omeyyade. Le sec­ond grand Empire islamique naît quant à lui du ren­verse­ment des Omeyyades et de la révo­lu­tion abbasside. À l’encontre de toutes ces divi­sions, qual­i­fiées de fit­na (“sédi­tion” en arabe, NdT), l’Islam (sun­nite, NdT) s’est con­tenté d’ériger une doc­trine affir­mant que tous les musul­mans sont unis, qu’il n’y a aucune dif­férence entre eux, inter­dis­ant d’examiner le passé et imposant de se soumet­tre au pou­voir quel que soit son déten­teur. Cette doc­trine a eu pour con­séquence inévitable de faire ré émerg­er ce qu’elle ten­tait de refouler.

Cette doc­trine porte-t-elle un nom ?

C’est la doc­trine de l’obéissance absolue (itâ’ah en arabe, NdT), qui se con­stitue entre le Vème et le Xème siè­cles et trou­ve sa for­mu­la­tion la plus aboutie chez Al Mawardî. En résumé : les Musul­mans doivent se soumet­tre à Dieu, à son prophète Mahomet, à leurs dirigeants et à l’État. À l’époque d’Al Mawardî, cette obéis­sance est dev­enue absolue et inévitable, même si le prince, l’émir ou le Cal­ife ne sont pas de bons musul­mans. On craint la divi­sion par-dessus tout. De même, nous savons que la rai­son pour laque­lle les deux derniers siè­cles de l’histoire ottomane ont été aus­si sanglants, c’est que l’empire s’est mon­tré inca­pable d’accepter les divi­sions en son sein et d’examiner sa pro­pre his­toire, en s’interrogeant sur la nature des deman­des exprimées par les Grecs, les Arméniens, les Serbes, les Arabes ou les Kur­des. Dans toutes les sociétés où la dif­férence est perçue comme une mar­que de trahi­son ou comme une men­ace, la vio­lence est inévitable. L’État classe les citoyens en ami ou en enne­mi, mais en fin de compte la divi­sion devient inévitable. Le Prince Saba­haddin (chef de l’opposition libérale ottomane au XIXème siè­cle, NdT) avait très bien perçu cela. Il avançait deux arguments.

C’était un par­ti­san de la décentralisation.

Effec­tive­ment. Au-delà de ça, il affir­mait pre­mière­ment que les Ottomans devaient essay­er de se con­cili­er les habi­tants des ter­ri­toires qu’ils avaient con­quis en les inter­ro­geant sur ce qu’ils souhaitaient, deux­ième­ment que l’Albanie ferait peut-être séces­sion un jour, mais qu’en per­sis­tant à men­er une répres­sion vio­lente, on rendrait cette séces­sion inévitable tout en se retrou­vant avec la ques­tion morale sur les bras. La ques­tion de savoir ce que veut autrui n’est jamais posée, pas plus dans le monde islamique qu’en Turquie, qui est l’héritière directe de l’Empire ottoman. L’opinion selon laque­lle autrui a le droit d’être dif­férent, de se pos­er comme sujet et de se con­sid­ér­er comme dif­férent de la majorité n’ayant jamais pu se dévelop­per, on recourt à des syn­thès­es dans le genre de celle de Ziya Gökalp ou d’Al Mawardî, qui jus­ti­fie la com­mis­sion de nou­velles violences.

À vous suiv­re, l’histoire du siè­cle passée est en train de pren­dre fin et la ques­tion de savoir s’il y a des acteurs capa­bles de forg­er une nou­velle vision de la société sera déter­mi­nante. Le mou­ve­ment kurde, que ce soit le HDP ou fon­da­men­tale­ment le PKK, ne sou­tient pas l’idée d’un Kur­dis­tan indépen­dant. Le pro­jet de Con­fédéral­isme démoc­ra­tique d’Öcalan a ten­dance à vous faire penser qu’une tran­si­tion en douceur est pos­si­ble, en dépit de la désagré­ga­tion à l’œuvre en Iran, Irak, Syrie et Turquie. Cette for­mule per­me­t­trait au Kur­dis­tan d’accoucher de ses poten­tial­ités sans rompre les liens avec les Etats auquel il est soumis. La pres­sion exer­cée par les pou­voirs cen­traux, par exem­ple l’AKP en Turquie, ne rend-elle pas cette théorie, cette volon­té ou cet objec­tif illu­soires ? Va-t-on vers une indépen­dance en dépit des volon­tés affichées par le mou­ve­ment kurde ?

C’est effec­tive­ment ce qui est en train de se pass­er. Le mes­sage d’unité nationale envoyé par le Kur­dis­tan par l’intermédiaire du HDP a reçu une fin de non-recevoir. L’AKP s’est rad­i­cal­isé. Ce qui est intéres­sant, c’est que l’AKP a émergé au moment où la mou­vance islamiste en Turquie et au Moyen-Ori­ent per­dait de sa rad­i­cal­ité. Il doit son ascen­sion au fait d’avoir été capa­ble de mod­ér­er son dis­cours en pro­por­tion. Une très large par­tie de la gauche libérale qui sou­tient le HDP a un temps soutenu l’AKP, de même qu’une par­tie des class­es moyennes. Cette réal­ité n’est pas spé­ci­fique à la Turquie. À la fin des années 90 et les années 2000, on con­state que les mou­ve­ments islamistes ten­dent à per­dre de leur rad­i­cal­ité, à l’exception d’Al-Qaida. À l’inverse, à par­tir de 2010, on voit l’AKP se rad­i­calis­er, mais cette fois-ci en tant que force éta­tique dom­i­nante. C’est vis­i­ble sur tous les plans. Cette rad­i­cal­i­sa­tion s’exprime très claire­ment sur la ques­tion kurde. Si l’État se rad­i­calise au point d’être inca­pable d’envisager une quel­conque solu­tion au con­flit, alors il est inévitable que le mou­ve­ment kurde se rad­i­calise à son tour. C’est une vérité soci­ologique générale. Si la France avait été capa­ble de percevoir dif­férem­ment la ques­tion algéri­enne, peut-être l’Algérie aurait-elle tout de même fini par acquérir son indépen­dance mais on aurait pu éviter le sang ver­sé, les Pieds noirs n’auraient peut-être pas été oblig­és de quit­ter le pays et un tout autre mod­èle aurait été disponible, comme on le voit dans l’exemple basque et cata­lan. Lorsque les États se mon­trent inca­pables de saisir les réal­ités sociales, alors les mou­ve­ments d’opposition finis­sent imman­quable­ment par se rad­i­calis­er. La vio­lence est une pra­tique mais aus­si un dis­cours, qui n’est ni impar­tial, ni neu­tre. Lorsque vous qual­i­fiez quelqu’un de traître, cela fait bouger les lignes. On passe d’un dis­cours d’unité à un dis­cours de divi­sion. De ce point de vue, il y a un lien entre la vio­lence con­crète et la vio­lence dis­cur­sive. À par­tir du moment où l’Etat fait sien ce type de dis­cours, qual­i­fie tel ou tel de traître et que la presse favor­able à l’AKP appelle ouverte­ment au meurtre et à la vio­lence con­tre une caté­gorie de la pop­u­la­tion, alors le camp d’en face est amené à se rad­i­calis­er à son tour.

Cet entre­tien a été dif­fusé le 16 sep­tem­bre 2015 sur Nuçe TV dans le cadre de l’émission Nasıl Yapmalı

(Avec la par­tic­i­pa­tion d’Hamit Bozarslan que nous remer­cions encore et l’aimable con­cours du site Repair pour la tra­duc­tion orig­i­nale — Nous vous con­seil­lons d’ailleurs chaleureuse­ment le détour ! )

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