A quelques jours d’intervalle, les procureurs turcs ont rendu publics deux actes d’accusation qui laissent songeur sur les priorités du pouvoir judiciaire en Turquie. Mercredi 27 janvier, le ministère public a requis la prison à vie « aggravée » (c’est-à-dire avec un accès limité aux remises de peine) contre le directeur du journal d’opposition Cumhuriyet, Can Dündar, et contre son chef de bureau à Ankara, Erdem Gül, pour avoir divulgué des images d’un transfert d’armes à destination de la Syrie. Le parquet a en revanche eu la main plus légère en fin de semaine pour quatre membres supposés du groupe Etat islamique soupçonnés de préparer des attentats, réclamant une peine allant de 12 à 31 ans de prison.
Ecroués depuis le 26 novembre 2015, Dündar et Gül sont poursuivis pour « espionnage », « divulgation de secrets d’Etat », « tentative de renversement du gouvernement ou d’empêcher par la force son action » et « propagande en faveur d’une organisation terroriste ». Leur crime : avoir diffusé en mai 2015 une vidéo de l’interception, quatre mois plus tôt, de camions chargés d’armes en route pour la Syrie sous la protection d’agents du MIT, les services secrets turcs. Indigné par la divulgation de ces images mettant en lumière le rôle de la Turquie dans le renforcement des groupes djihadistes en Syrie, le président Recep Tayyip Erdoğan avait alors prévenu : « Celui qui a publié cette information va payer le prix fort, je ne vais pas le lâcher comme ça. »
Dans l’acte d’accusation de 437 pages transmis mercredi dernier à la 14e chambre d’assises d’Istanbul, le ministère public, se fondant essentiellement sur les articles publiés par les deux journalistes, désigne ces derniers comme des agents travaillant pour le compte de l’« organisation terroriste » de Fethullah Gülen. Ex-allié d’Erdoğan, le prédicateur, exilé aux Etats-Unis, est devenu l’ennemi mortel du président turc depuis que ses adeptes, bien introduits dans les milieux judiciaires, ont lancé une enquête pour corruption éclaboussant des cadres du gouvernement et s’approchant de la famille présidentielle, fin 2013.
Le parquet a requis à l’encontre de chacun des deux hommes une peine de réclusion à perpétuité aggravée, une autre de perpétuité ordinaire, et une troisième de 30 ans d’emprisonnement. Un acharnement immédiatement dénoncé par l’avocat de Cumhuriyet, Me Bülent Utku, qui a souligné que ses clients n’avaient fait que respecter la déontologie de leur profession, les « obligeant à informer le public d’un incident relevant de l’information sans considération pour les personnes qui peuvent bénéficier de ces révélations ».
La gravité des peines réclamées contre deux journalistes pour des actes relevant de l’exercice de leur profession détonne avec la relative clémence des procureurs à l’égard de quatre membres présumés de Daech, arrêtés alors qu’ils s’apprêtaient à commettre des attentats-suicide à l’occasion du Nouvel An à Ankara, fait remarquer lundi Kemal Göktaş, dans Cumhuriyet. Passés par les camps d’entraînement de l’organisation djihadiste en Syrie, où ils ont aussi participé aux combats, les suspects ont admis avoir effectué des repérages aux abords d’églises et de cibles militaires dans la capitale turque. Ils ont été arrêtés en possession d’un gilet chargé d’explosifs, prêt à l’emploi. Le parquet n’a cependant pas retenu contre les quatre hommes les crimes de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel par la force ou de tentative de renversement du gouvernement, passibles de la prison à vie, s’étonne Göktaş. Il a préféré invoquer dans l’acte d’accusation transmis à la 2e chambre d’assises d’Ankara l’« appartenance à une organisation terroriste » (réprimée par 7, 5 à 15 ans de prison) et la « possession non autorisée de produits dangereux dans le cadre d’activités en bande organisée » (4,5 à 16 ans de prison), exposant les kamikazes à une peine pouvant aller de 12 ans à 31 ans de prison.