Les péti­tions des uni­ver­si­taires, des artistes, intel­lectuels, parce qu’elles ont été jetées à la vin­dicte pop­u­laire par Erdo­gan en per­son­ne, ont brisé avec suc­cès le mur du silence.

Ces appels ont fait couler beau­coup d’en­cre et de salive. Ils ne fai­saient pour­tant que s’a­jouter aux « march­es », « grèves de la faim », man­i­fes­ta­tions, qui sur place à l’Est de la Turquie et dans de nom­breux autres pays où la dias­po­ra kurde tisse un sou­tien autour d’elle, se déroulent depuis des mois, pour dénon­cer les crimes d’E­tat et rompre le silence.

On sait avec quelle vio­lence et dia­tribes Erdo­gan avait livré celles et ceux qu’il a qual­i­fié « d’ignares et de com­plices du ter­ror­isme » à la hargne ultra nation­al­iste. Ces dénon­ci­a­tions publiques, relayées par une presse pop­uliste déchaînée, et par des secteurs dont on con­naît les rela­tions avec l’E­tat pro­fond turc, ont un temps fait crain­dre une vague de répres­sion con­tre les ini­ti­a­teurs des pétitions.
Sur ce point, Erdo­gan a pour­tant en apparence trou­vé une ligne rouge, et même quelques autorités européennes se sont « émues ». Jusqu’au PS français qui s’est fendu d’une « mise en garde » faux cul.
Mais quand on con­state que des jour­nal­istes « emblé­ma­tiques » risquent d’être con­damnés à la prison à vie dans le même temps, qu’in­di­vidu­elle­ment, des enseignants et chercheurs sont visés par des procé­dures, on mesure la marge de manœu­vre dont dis­pose le gou­verne­ment AKP, avant que les « répro­ba­tions » sérieuses n’arrivent.

Le Pre­mier Min­istre Davu­to­glu a fait une tournée européenne. De Lon­dres à Davos, puis Berlin, il a causé gros sous et réal poli­tique, en con­clu­ant par les Pays du Golfe. Le vice Prési­dent améri­cain s’est déplacé de son côté en per­son­ne à Ankara.
Toutes ces ges­tic­u­la­tions diplo­ma­tiques, en plus des aspects affaires et gros sous, étaient liées à la con­férence de Genève sur la Syrie, qui n’en finit plus de commencer.
Dans ce laps de temps, Erdo­gan s’est donc un peu calmé sur ses dia­tribes, mais a obtenu des déc­la­ra­tions de sou­tien de toutes parts dans sa « lutte con­tre le terrorisme ».
Nous voilà donc, après que le mur du silence ait été pour­tant rompu, vers un retour à la case départ, et au final des gains diplo­ma­tiques sup­plé­men­taires pour Erdo­gan et son gouvernement.

guerre silence

Non seule­ment il a obtenu des sou­tiens affichés, négo­ciant un retour aux for­mules de politesse en direc­tion des intel­lectuels con­tre une con­damna­tion ferme et publique réitérée des « ter­ror­istes de tou­jours du PKK », mais il a aus­si écarté pour un temps de la table de con­férence de Genève, la par­tie kurde de Syrie.
En effet, France, Etats Unis, Pays du Golfe, ont écouté Erdo­gan et accep­té d’éloign­er la par­tie kurde, com­bat­tante et politique.

Et ceci n’est pas un détail.

Il est mal­heureuse­ment pos­si­ble de dire que cette mobil­i­sa­tion des intel­lectuels a à la fois révélé le fos­sé dans le sou­tien entre les class­es sociales, les forces poli­tiques, et les Kur­des de Turquie, mais qu’elle a aus­si servi d’al­i­bi for­tu­it aux gou­verne­ments européens et aux puis­sances en actions dans la région.
Le « ne soyez pas si dur avec vos élites intel­lectuelles » a per­mis de main­tenir le « per­mis de tuer diplo­ma­tique » sous le pré­texte com­mun du « terrorisme ».
Les accu­sa­tions con­tre les rela­tions con­tre nature avec Daech ont pour un temps égale­ment cessé, et tant les Etats Unis que les puis­sances régionales, ont com­pris l’in­quié­tude de la Turquie face à la « diplo­matie de bom­barde­ments » de la Russie, qui aide aujour­d’hui ouverte­ment les com­bat­tants Kur­des pour fer­mer la bande frontal­ière.  Les Kur­des n’ont jamais caché qu’ils souhaitaient reli­er leur enclave d’Afryn, située à l’ouest, au reste des ter­ri­toires qu’ils con­trô­lent dans le nord de la Syrie, afin de con­solid­er le «Roja­va». Le gou­verne­ment AKP, on le sait, est prêt à empêch­er par tous moyens cette jonction.
Ain­si, le per­mis de tuer renou­velé à l’Est, les regards qui se détour­nent à chaque crime de guerre sup­plé­men­taire, la mise à l’é­cart des forces du PYD pour Genève, peu­vent augur­er d’une offen­sive armée encore plus glob­ale con­tre les Kurdes.
De fait, dans cette con­fig­u­ra­tion, la diplo­matie du bom­bardier pra­tiquée par Pou­tine, a autorisé la Turquie à ren­forcer ses liens avec les anti Bachar con­tre les Kur­des de Syrie, tan­dis qu’un clan poli­tique en Irak était choyé par les mêmes depuis quelques temps, dans la guerre con­tre Daech.

Celle ou celui qui retrou­ve ses petits dans cette réal poli­tique peut avaler une pleine boîte de loukoums.

Sou­venons nous, il y a peu, un atten­tat attribué à Daech tuait une dizaine de touristes alle­mands à Istan­bul et fai­sait des blessés. Daech met­tait en garde les Européens et Erdo­gan, sur la séquence poli­tique à suiv­re. Nous y sommes, et Erdo­gan a retourné cet atten­tat à son avantage.

Alors, si la page des appels des intel­lectuels sem­ble avoir été tournée par les sou­tiens d’Er­do­gan et la réal poli­tique, nous éloignons nous donc encore davan­tage des solu­tions de paix ?

Quand on con­state que toutes les forces régionales et inter­na­tionales poussent les feux de la guerre pour aboutir à des rap­ports de forces favor­ables autour d’une table à Genève, quand on con­state que pour les par­tic­i­pants invités ou imposés, plus que jamais, « il n’y a pas le feu au Lac », et que la guerre des uns con­tre les autres se chevauche avec la ten­ta­tive de sup­primer le max­i­mum de pou­voir de nui­sance à Daech, sans pour autant l’af­fron­ter directe­ment, on se sent comme devant un abîme.

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Sur fond de chaos, les réfugiés de guerre, à l’in­térieur comme à l’ex­térieur, sont livrés à leurs bour­reaux ou aux appétits en tous gen­res des pays accueil­lants. Le cortège des vic­times s’al­longe. Les noy­ades, les dis­pari­tions d’en­fants qui devi­en­nent un chiffre ter­ri­ble au bas d’un rap­port offi­ciel (10 000), les murs qui s’élèvent, se héris­sent de bar­belés iden­ti­taires, sont les « con­séquences » qu’on voudrait pour­tant cacher au fond de la Méditerranée.

Alors, dans ces conditions, un ou deux morts de plus au Kurdistan Nord, quelle importance ? Silence !

Voilà la sin­istre men­tal­ité qu’in­stalle cette réal poli­tique dans les esprits. Elle se coule à mer­veille dans les replis com­mu­nau­taires et iden­ti­taires. Elle ne con­trarie pas l’e­sprit économique libéral, s’ac­corde bien avec la lutte pour la con­cur­rence, élargie à l’in­di­vidu marchan­dise, déshumanisé.

Celle ou celui qui penserait que nous ne serons pas rat­trapés à très court terme par ce qui se déroule au Moyen Ori­ent, et que l’heure est à la petite polit­i­cail­lerie élec­torale habituelle, devrait se sou­venir qu’un 13 novem­bre 2015, un Père Noël syrien est passé en avance, avec des armes plein sa hotte, pour que d’autres qui les vendent con­ser­vent « l’emploi » et la « croissance ».

Là aus­si, le choix du silence, con­tre un “mode de vie” présen­té comme “sans alter­na­tive” et jus­ti­fi­ant de sac­ri­fi­er sa dernière part d’humanité.

Il est passé par ici, il repassera par là ?

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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…