Qui était Hrant Dink (1954 — 2007) ?

Hrant Dink est né à Malatya le 15 Sep­tem­bre 1954. Il a démé­nagé à Istan­bul avec sa famille quand il avait cinq ans.

Il avait épousé Rakel Yag­basan, orig­i­naire de la com­mu­nauté arméni­enne de Var­to Silopi dans le Sud-Est de la Turquie. Dink a étudié la zoolo­gie et la philoso­phie à la Fac­ulté des sci­ences d’Is­tan­bul. Il a aban­don­né ses rêves d’un départe­ment de philoso­phie et biolo­gie à l’u­ni­ver­sité au détri­ment de son engage­ment act­if dans l’ac­tion poli­tique à gauche. Il red­outait pour­tant que son engage­ment poli­tique en tant qu’Ar­ménien nuise à la com­mu­nauté arméni­enne vivant en Turquie.  Il avait changé son nom pour le nom turc Fırat.

Durant cette péri­ode, Hrant Dink et sa femme Rakel ont pris en charge l’ad­min­is­tra­tion de “Tuzla Camp” (Camp Armen) pour enfants. Le camp a subi des moments dif­fi­ciles, accusé d’être une pépinière de mil­i­tants arméniens et il a finale­ment été mis sous tutelle par l’E­tat en 1983. Suite à la fer­me­ture du camp, Dink a été placé en déten­tion. Il a été arrêté à trois repris­es en rai­son de ses opin­ions poli­tiques. Son com­bat a cepen­dant été repris et pour­suivi, jusqu’à une vic­toire récente.

Au cours des années 1990, Hrant Dink a tenu une librairie avec ses frères à Istan­bul. Il a égale­ment com­mencé à écrire pour le quo­ti­di­en arménien, “Mar­mara”. Il a surtout écrit des cri­tiques de livres sur l’his­toire arméni­enne imprimées en Turquie sous le pseu­do­nyme Cutak qui sig­ni­fie “vio­lon” en arménien.

Le 5 Avril 1996, Hrant Dink a par­ticipé à la fon­da­tion de “Agos”. C’est le pre­mier jour­nal heb­do­madaire qui sera pub­lié à Istan­bul en turc et en arménien. Le mot Agos a été util­isé dans les deux langues et sig­ni­fie “l’en­droit où la char­rue ouvre un trou dans le sol, pour don­ner la semence dans une terre de fer­til­ité”. La ligne édi­to­ri­ale des paru­tions a été façon­née à la lumière de ce parte­nar­i­at sym­bol­ique, “appro­fondir et ren­dre fertile”.

Les buts prin­ci­paux étaient de tiss­er une sol­i­dar­ité avec la par­tie de la com­mu­nauté arméni­enne turque dev­enue inca­pable de par­ler sa langue mater­nelle, et se la voy­ant “inter­dite” publique­ment, de don­ner une voix aux dif­fi­cultés des Arméniens de Turquie et d’obtenir un sou­tien du grand pub­lic. Il s’agis­sait aus­si de partager la cul­ture arméni­enne et son his­toire avec la société turque. La démarche était tout sauf communautariste.

Agos a attiré l’at­ten­tion avec son posi­tion­nement à gauche. Il a égale­ment cri­tiqué les faib­less­es poli­tiques de la com­mu­nauté arméni­enne de Turquie en soulig­nant l’im­por­tance de ne pas rester “enfer­mé” sur soi-même,  et d’aller au devant de la société civile avec des pro­jets alternatifs.

Hrant Dink a égale­ment écrit dans les colonnes de Yeni Yüzyıl et des jour­naux quo­ti­di­ens comme Birgün.

Il a con­tribué à un éclairage sur la néces­sité de l’étab­lisse­ment de rela­tions de bon voisi­nage entre la Turquie et l’Ar­ménie, de l’ou­ver­ture de la fron­tière entre les deux pays. Il a insisté sur la néces­sité de soutenir le proces­sus de démoc­ra­ti­sa­tion de la Turquie, en revenant sur les événe­ments de 1915 d’une façon dif­férente, en se con­cen­trant sur les sur­vivants et les Arméniens con­ver­tis. Il a intro­duit une autre approche du géno­cide. Il a égale­ment soulevé la néces­sité de dévelop­per les pub­li­ca­tions alter­na­tives sur ces événe­ments en Turquie, en plus des thès­es de l’E­tat, en encour­ageant les historiens.

Après avoir assisté à de nom­breuses con­férences en Amérique, en Aus­tralie, en Europe et en Arménie, Hrant Dink a incité un proces­sus de débat et de ques­tion­nement sur l’i­den­tité arméni­enne et turque.

Campagnes anti Hrant Dink et affaires judiciaires

En 2002, Hrant Dink a été pour­suivi pour un dis­cours pronon­cé lors d’une con­férence à Urfa sur l’i­den­tité et la citoyen­neté. Il a finale­ment été acquit­té. Cepen­dant la véri­ta­ble cam­pagne con­tre lui fut en 2004, lorsque un arti­cle a été pub­lié dans Agos sous son nom affir­mant que Sabi­ha Gökçen, la belle-fille d’Atatürk, le fon­da­teur de la République turque, pour­rait être d’o­rig­ine arméni­enne. Blas­phème qui don­na lieu à forte polémique. Deux semaines plus tard, le 21 févri­er, Hür­riyet, un grand quo­ti­di­en de Turquie, s’é­tait emparé de l’his­toire, ce qui sus­ci­ta réac­tions gou­verne­men­tales mul­ti­ples. Suite à ces réac­tions, Dink a été appelé au bureau des gou­verneurs d’Is­tan­bul et avait été aver­ti par deux per­son­nes, qui se sont présen­tés comme des amis de sous-gou­verneur Erol Güngör. Ces deux per­son­nes restent encore non iden­ti­fiées. Dans le même temps l’ex­trême droite et des médias turcs ont com­mencé une cam­pagne con­tre Dink.

Dans le cadre de ces cam­pagnes hos­tiles, toutes les déc­la­ra­tions étant exam­inées à la loupe désor­mais, une phrase (sur 8 semaines d’ar­ti­cles) en date du 13 févri­er 2004, sur l’i­den­tité arméni­enne, a été sor­tie de son con­texte et a inspiré une nou­velle affaire judi­ci­aire, pour “insultes dégradantes à l’i­den­tité turque”.

Mal­gré le rap­port de sou­tien d’ex­perts judi­ci­aires indi­quant que l’ar­ti­cle de jour­nal ne com­por­tait aucun élé­ment de “crime”, Hrant Dink a été encore recon­nu coupable d’avoir «insulté publique­ment et usé de ter­mes dégradants à l’é­gard de la nation turque». Il fut con­damné à 6 mois de prison par la Cour pénale Şişli à Istan­bul, le 7 octo­bre 2005. Suivirent tous les recours divers et cas­sa­tion. Lorsque Dink s’ex­pri­ma lui même sur le ver­dict, une nou­velle plainte fut déposée — cette fois sur des accu­sa­tions de ten­ta­tive d’in­flu­encer le pou­voir judi­ci­aire. La fureur s’est alors déchaînée con­tre lui, d’au­di­ences en audi­ences, avec invec­tives, crachats, insultes et men­aces con­tre ses avo­cats. A la fin d’une de ces audi­ences, la police a dû rac­com­pa­g­n­er ses avo­cats pour les sauver de la fureur de la foule en colère.

L’ex­trême droite ultra nation­al­iste en a alors prof­ité pour relancer des cam­pagnes con­tre les Arméniens.

Suite à un autre arti­cle,  écrit pour le quo­ti­di­en Birgün sur la Turquie et les rela­tions avec l’UE, où il fai­sait égale­ment référence à une chan­son tra­di­tion­nelle à pro­pos du “salut à Mustafa Kemal sur le front de l’Est”, avec un léger change­ment de mots, Hrant Dink a été à nou­veau désigné comme cible, par le titre Yeni Cağ du jour­nal nation­al­iste qui dis­ait «Regardez bien l’Arménien”.

Le Con­seil suprême du Con­seil de la presse avait décidé d’émet­tre con­tre Yeni Cağ un aver­tisse­ment pour “inci­ta­tion à la vio­lence” con­tre l’écrivain.

Enfin, suite à une autre his­toire dans Agos inti­t­ulé “1 voix con­tre 301”, pub­liée le 21 juil­let, 2006, une autre affaire judi­ci­aire a été ouverte con­tre Hrant Dink, son fils, en qual­ité d’édi­teur d’A­gos, Arat Dink, et l’un des prin­ci­paux édi­teurs Sarkis Seropy­an. L’his­toire qui a été pub­liée dans Agos et a con­duit à cette pour­suite, con­cer­nait cette fois une déc­la­ra­tion se référant à 1915 : “Bien sûr, cela est un géno­cide parce que le résul­tat final le révèle et non l’acte lui-même. Vous voyez bien qu’un peu­ple qui vivait sur cette terre depuis qua­tre mille ans a dis­paru après ce qui est arrivé”. Cette déc­la­ra­tion qu’il a faite à l’a­gence Reuters a ensuite été pub­lié dans de nom­breux jour­naux turcs ain­si que Agos. Mais il n’y avait que les rédac­teurs en chef d’A­gos qui ont été pour­suiv­is en ver­tu de l’ar­ti­cle 301 pour «insulte à l’i­den­tité turque».

Cette procé­dure judi­ci­aire a d’ailleurs con­tin­ué après que Hrant Dink ait été abat­tu devant son bureau à Agos le 19 Jan­vi­er 2007.

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Hrant Dink, une approche politique “ouverte”

Lui ren­dre hom­mage est impor­tant, 9 années plus tard, alors que le gou­verne­ment Erdoğan surfe sur l’ul­tra nation­al­isme, alors qu’il a engagé à nou­veau à l’Est un “net­toy­age”, prenant le PKK comme arbre cachant la forêt d’un “net­toy­age eth­nique” préven­tif, per­me­t­tant cynique­ment de ressoud­er sa majorité politique.

Voilà un intel­lectuel, qui inter­vient forte­ment sur une ques­tion qui “hante” la Turquie, et struc­ture bel et bien tous les débats autour de “l’u­nité nationale”, mélangeant mau­vaise con­science et fig­ure emblé­ma­tique d’Atatürk, dont l’AKP pour­tant se moque aujour­d’hui comme de son pre­mier voile. Voilà un intel­lectuel qui le fai­sait en lançant des appels à l’ou­ver­ture sur la com­mu­nauté humaine, les droits, la coex­is­tence des cul­tures, des his­toires, et ce à par­tir d’une démarche qui exor­cis­erait enfin le passé “néga­tion­niste”. Ce legs qu’il a fait à la Turquie est au coeur d’une démarche poli­tique qui est en par­tie reprise par l’op­po­si­tion démoc­ra­tique : “oser com­pren­dre l’his­toire au delà de la ‘geste’ kémal­iste, oser dire l’avenir en remet­tant en cause les dogmes”, “pro­pos­er une démarche com­mune respec­tant la mosaïque turque et lui per­me­t­tant de con­stru­ire ensemble”.

Certes, il s’ag­it d’une démarche très “répub­li­caine”, et “con­sti­tu­tion­nelle”, comme celle de la propo­si­tion d“autonomie” faite par la plate­forme d’op­po­si­tion et les mou­ve­ments kur­des, mais elle s’adresse à l’ensem­ble des peu­ples vivant en Turquie, et cesse de mon­ter les com­mu­nautés ou minorités les unes con­tre les autres. C’est une démarche de “paix civile”, exact con­traire de celle d’Er­do­gan, qui instru­men­talise à la fois les ultra nation­al­istes et les courants kémal­istes au prof­it de son main­tien au pouvoir.

Le nation­al­isme et l’ul­tra nation­al­isme pour­ris­sent la vie poli­tique turque autant que l’is­lamisme bigot.

Hrant Dink n’é­tait pas de ceux là.

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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…