Les Alévis, le mariage et l’assimilation
«Il ne fait aucun doute qu’ils sont des apostats, des non-croyants. Ils doivent être soumis aux lois de l’apostasie, leurs terres doivent être détruites, leurs mariages invalidés, leurs enfants déclarés des bâtards, les animaux qu’ils élèvent impurs. »
Fatwa ottomane sunnite du 16ème siècle
Le Ministère des Affaires Religieuses de Turquie, par la voix de son président Mehmet Görmez vient de relancer une vieille polémique concernant la « viabilité morale » du mariage entre musulmans sunnites (majoritaires en Turquie) et alévis (principale minorité culturelle et religieuse du pays). Se marier avec un(e) alévi(e) est-il tolérable ?
Pendant des siècles, la majorité sunnite a considéré les Alévis comme des mécréants, des apostats, des idolâtres et des « éteigneurs de lumières » (mum söndü), comprendre des dépravés qui se livrent à des orgies. Cette dernière accusation est née du fantasme malsain des musulmans sunnites vis-à-vis de la cérémonie communautaire des Alévis, appelée Cem, où participent conjointement hommes et femmes, et durant laquelle on éteint des bougies pour communier ensemble. Les Alévis qu’on appelait les « Têtes Rouges » (Kızılbaş) ont subi des massacres de masse justifiés religieusement par des fatwas et juridiquement par le fait qu’ils n’étaient pas reconnus comme une minorité religieuse dans le système du millet comme pouvaient l’être Chrétiens et Juifs. Tour à tour désignés comme Ehl‑i Küfr (Gens de l’Infidélité), Ehl‑i Ilhad (Gens de l’Hérésie), les Alévis ont été réduits à se protéger en vivant en communautés closes, dans des régions reculées ou montagneuses. En réaction à la cruauté avec laquelle les musulmans sunnites les traitaient, les Alévis ont intégré dans leur code moral que soit déchus de la communauté quiconque donnerait à marier une jeune fille ou un jeune homme à un musulman sunnite. C’est un motif de déchéance appelé « düşkünlük ».
Alors que depuis toujours, les Alévis étaient considérés par les Ottomans comme des hérétiques (râfiz), des apostats (mürted) ou des brigands hors-la-loi (eşkıya), l’arrivée des Jeunes-Turcs au pouvoir en 1908 va opérer un changement. La possibilité d’une alliance politique entre eux et les autres minorités chrétiennes est vécue comme un danger mortel pour les Jeunes-Turcs avides de rendre le pays ethniquement et exclusivement turc. Un ouvrage récent du professeur Markus Dressler1, explique avec beaucoup de précision historique et une documentation solide puisées dans les Archives Turques, comment les Jeunes-Turcs ont voulu « réintégrer » les Alévis dans la « sphère turque ». L’idée était de mettre en valeur les Alévis comme les tenants de la « véritable synthèse islamo-turque », les descendants des nomades turcs chamanistes et par la suite partiellement islamisés. L’idée centrale était de gagner la confiance des Alévis en mettant en valeur leurs croyances comme faisant partie de l’islam turc afin de les assimiler et ainsi de les neutraliser politiquement.
A l’heure actuelle, les Alévis subissent à nouveau en Turquie des tentatives d’intimidation de la part de l’islam politique. Tout porte à croire que les Alévis risquent à nouveau d’être les victimes de l’intolérance religieuse. Leurs maisons sont régulièrement marquées d’une croix, accompagnée de menaces de mort, des Alévis ont été lynchés pour ne pas avoir suivi le jeûne du Ramadan…
Une offensive d’assimilation à l’islam sans précédent a été organisée par le pouvoir en place en Turquie, celui d’Erdoğan et de son parti AKP, et ses agents qui osent se prétendre “alévis” regroupés autour d’İzzettin Doğan et de sa Fondation Cem. Sous le nom de “Seconds Travaux Alévis”, qui représentent en réalité le nouveau volet de la politique d’assimilation visant à formater l’alévisme à l’image de l’islam sunnite, des projets de complexes religieux regroupant, mosquée, maison de Cem (Cem Evi) et réfectoire commun ont été mis en avant dans le cadre d’une “synthèse islamique turque”. Des soi-disant “Dedes” (patriarches alévis) payés par le Ministère des Affaires Religieuses turc ont même été envoyés en Europe pour convaincre les Alévis de s’associer à cette entreprise d’assimilation.
Les récentes déclarations de Mehmet Görmez montrent encore une fois que l’AKP tente coûte que coûte à assimiler religieusement les Alévis en imposant un “alévisme étatique musulman”, en le réduisant à une secte musulmane (mezhep). Dès lors, il déclare que les revendications de liberté de culte et de constructions de lieux de cultes alévis sont non-avenus puisque les Alévis seraient des “musulmans et que donc les mosquées sont leur lieux de cultes dédiés”. De même pour le mariage, déclaré licite avec les Alévis à condition que ceux-ci…se comportent comme des musulmans sunnites !!! “Une musulmane peut épouser un musulman mais pas quelqu’un qui ne se reconnait pas musulman” dit-il. Si un alévi veut épouser une musulmane, il doit considérer sa croyance comme partie prenante de l’islam et respecter les cinq piliers de l’islam ! Si tel n’est pas le cas, le mariage n’est pas considéré licite dans la nouvelle fatwa proclamée. Pour te marier, tu t’assimiles !
L’assimilation à l’islam, quelle que soit sa branche, chiite ou sunnite, signifie la mort de l’alévisme. Plus encore, cela signifie tourner le dos à des siècles de résistance; cela signifie outrager les morts de Dersim, de Çorum, de Maraş, de Sivas. Cette assimilation trouve terreau dans l’ignorance et le manque de connaissance. La culture alévie est contenue dans les vers des poètes joueurs de saz, les Ozan. Quoi de commun avec une religion dont le livre, le Coran, affirme: “Quant aux poètes, ce sont les égarés qui les suivent.” (Sourate 26, verset 224) ? Par qui furent suppliciés Hallaj Mansur, Imadeddin Nesimi et Pir Sultan Abdal ? Ils sont pourtant considérés comme des poètes sacrés par les Alévis.
Il y a quelques années, Erdogan provoquait les Alévis en déclarant: “Si l’Alévisme c’est d’aimer le saint Ali, alors je suis totalement alévi” (Alevilik Hz. Ali’yi sevmekse ben dört dörtlük bir Alevi’yim). Les vers du poète Emekçi sont la réponse à apporter contre les politiques d’assimilation :
Il y a deux Ali, le votre est arabe,
notre Ali tombe dans les cœurs.
Votre Ali n’a fait que détruire,
notre Ali est le compagnon de l’opprimé.
Votre Ali ne s’est pas rassasié ni du sang et ni de la haine
notre Ali n’a brisé aucune âme,
votre Ali n’a pas compté l’être humain comme le Vrai
notre Ali est le représentant de Zoroastre.
Votre Ali est ennemi de la musique et du vin
notre Ali est l’échanson du monde
votre Ali s’est tourné en direction de la Pierre
notre Ali le soleil est sa Kaaba. »…
İki Ali vardır, sizinki Arap
Gönüllerde düştür, bizim Alimiz
Sizin Ali, devri eyledi harap
Mazluma yoldaştır, bizim Alimiz
Sizin Ali, kana kine doymadı
Bizim Ali, hiç bir cana kıymadı
Sizin Ali, Hakk’ı insan saymadı
Temsili Zerdüşttür, bizim Alimiz
Sizin Ali, düşman müziğe meye
Bizim Ali, saki olur dünyaya
Sizin Ali, yönün döndü kayaya
Kıblesi güneştir, bizim Alimiz
Erwan Kerivel
5 janvier 2016
1 Markus Dressler, Writing religion – the making of Turkish Alevi Islam, Oxford University Press, New York, 2013
* Photo à la une : “Tayyip, enlève tes sales mains des Alévis !”
A propos de Erwan Kerivel
Ecrivain et chercheur sur l’Alévisme, auteur de « La Vérité est dans l’Homme, les Alévis de Turquie » et de « Les Fils du Soleil, Arméniens et Alévis du Dersim »