Raphaël Lebru­jah, en déplace­ment à Kobanê, nous a fait par­venir ce texte, pub­lié égale­ment sur d’autres sup­ports mil­i­tants.


Petite note de lec­ture préalable

Pour qui ne s’est jamais déplacé dans des ter­ri­toires en guerre, ce bil­let peut paraître glaçant et man­quant du “glam­our” habituel, avec lequel on présente Kobanê, et surtout ses com­bat­tantes, tou­jours souri­antes et “déter­minées”, posant comme pour des revues de mode, dans des uni­formes parfaits.

La guerre est sale, absurde, vul­gaire et sans glam­our. Elle plonge les pop­u­la­tions dans un quo­ti­di­en que per­son­ne ne voudrait vivre, qu’on se le dise. Et pour­tant il faut bien vivre dans l’at­tente d’autres lende­mains. Kobanê n’échappe pas à cela, ni à ces para­noïas soudaines, comme j’ai pu les vivre en leur temps à Sara­je­vo, ville assiégée dans les années 1990. Et même si un pro­jet social, économique et poli­tique plus “hor­i­zon­tal”, plus “mul­ti­cul­turel” est en ges­ta­tion : le Roja­va est en guerre.

Daniel Fleury


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Voici un pre­mier témoignage de ce que j’ai vécu à Kobanê. Je suis sur place depuis plus d’une semaine.

Il fait froid, la nuit à Kobanê. L’élec­tric­ité était coupée, et notre chauffage avec. De toute façon, notre mul­ti­prise qui était con­nec­tée à nos radi­a­teurs d’ap­point avait gril­lé. J’avais longue­ment dor­mi et il était 5h du matin. La vieille, j’avais assisté à des scènes sur­réal­istes de para­noïa générale, d’of­ficiers à cran qui nous répé­taient devant un hôpi­tal militaire :

« Vous êtes dans une zone de guerre, vous ne pou­vez pas vous déplac­er comme vous voulez »

Il deman­da que l’on efface nos pho­tos, ce qui fut fait sans heurt.

Jean-Pierre leur a répon­du qu’on était envoyé par le PYD (Par­tie de l’U­nion Démoc­ra­tique, prin­ci­pale force poli­tique au Roja­va) et la réponse fut :

« Ici pas de PYD. Allez à l’of­fice gouvernemental »

A notre arrivée à l’of­fice gou­verne­men­tal, le bâti­ment était mar­qué par les impacts de douch­ka (mitrailleuse lourde) sur toute la façade. On nous traî­na de bureau en bureau en com­pag­nie de fonc­tion­naires aus­si aimables que des portes de pris­ons jusqu’au moment où nous avons une inter­prète et un représen­tant local tout sourire dans l’e­spoir de rat­trap­er le coup.

On nous expli­qua que per­son­ne n’é­tait aver­ti de notre venue. Jean-Pierre deman­da à ren­con­tr­er les médecins de l’Hôpital de Médecins Sans Fron­tière (MSF). On lui répon­dit que ce n’é­tait pas pos­si­ble, en tout cas pas dans l’im­mé­di­at et on nous redirigea sur Heva Sor (crois­sant rouge kurde). Juste avant d’aller voir l’organisation human­i­taire nous avons mangé avec les tra­vailleurs de l’ad­min­is­tra­tion locale, debout dans une can­tine, logés à la va-vite dans une cave. Au moins la nour­ri­t­ure était bonne même si on mange rarement de la viande au Rojava.

Une fois chez Heva Sor, ces derniers, le regard crispé, nous deman­dent de ne pas pren­dre de pho­tos, nous expliquent qu’ils étaient inca­pables de nous fournir les chiffres de malades ou encore de la sit­u­a­tion human­i­taire. Jean-Pierre repar­tit avec un numéro d’une per­son­ne « qui devrait pou­voir nous ren­seign­er ». Au moins il sem­ble qu’elle par­le le français.

Ensuite nous nous retrou­vâmes dans un hôtel qui n’en avait que le nom. Après avoir fait le lit devant nous, l’hôtelier finit par allumer la télé. Mais cela ne ser­vait à rien puisque celle-ci ne rece­vait plus le satel­lite depuis longtemps, au vu des images sac­cadées et défor­mées que nous regar­dions. Il sem­blerait que nous ayons trou­vé la source d’in­spi­ra­tion de canal+ en crypté.

Dans mon lit à cette heure de la nuit, il me prit l’en­vie de sor­tir explor­er la ville dévastée. Je pris mes chaus­sures et je suis sor­ti. L’hôtelier était là avec un garde armé, un YPG. Je lui ai demandé si il était pos­si­ble que je sorte. Il me répon­dit l’air de s’en foutre que je pou­vais aller où je le désirais.

Dans les rues dévastées de Kobanê, il n’y avait plus de lumière. Les généra­teurs avaient été détru­its par Daech lors du siège de la ville. Il n’y avait que la lumière de la lune pour me guider à tra­vers les ténèbres. Les fan­tômes du passé han­taient tou­jours les habi­tants de cette ville comme des façades détru­ites. Je repen­sais au cimetière des mar­tyrs des com­bat­tants tombés pour la ville, où un mémo­r­i­al était en con­struc­tion autour des cen­taines de tombes de com­bat­tant à majorité kurde. Je repen­sais au cimetière des mar­tyrs de juin dernier où Daech com­mit un mas­sacre de plus de 200 habi­tants. Cette ville était envahie par les tombes et les bâti­ments en ruines.

Au retour, l’hôtelier était tou­jours là. Il essayait de déblo­quer un van coincé au fond de la cour de l’hôtel. Je lui demandai ce qui se pas­sait, celui-ci alluma une lampe torche. Sur le sol, il y avait des traînées de sang.

Il m’ex­pli­qua qu’un ami à lui avait eu un acci­dent et qu’il s’é­tait cassé l’a­vant bras ; il s’é­tait garé en urgence dans l’hôtel. Sa blessure était trop grave pour être soigné à Kobanê et il avait dû l’emmener à plus de 200 kilo­mètres de là, à Qamis­lo où une infra­struc­ture médi­cale adap­tée allait le pren­dre en charge.

Les ténèbres se sont emparés de cette ville mar­tyre où règ­nent le chaos et l’e­spoir d’un monde meilleur.

Raphaël Lebru­jah

Photo prise cette nuit là par mes soins. On voit qu'il n'y a plus que la lune qui éclaire Kobanê

Pho­to prise cette nuit là par mes soins.
On voit qu’il n’y a plus que la lune qui éclaire.

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