Article de témoignages publié le 23sur le blog Ne var ne yok.
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État de siège à Diyarbakır (partie 2) :

Terreur d’État et résistance populaire”

Ter­reur des tanks de l’armée turque con­tre l’autonomie revendiquée et défendue par le mou­ve­ment kurde.

De nou­velles operasy­on – ces opéra­tions mil­i­taires con­tre les « ter­ror­istes kur­des » comme aiment à en par­ler les médias aux ordres du Sul­tan Erdoğan – ont pris corps depuis le 13 décem­bre. Plus de 10 000 mil­i­taires, policiers et gen­darmes des forces spé­ciales sont par­tis à l’assaut de Silopi, Cizre, Nusay­bin etc. Autant de villes kur­des ayant déclaré leur autonomie et qui se sont vue suc­ces­sive­ment placées sous cou­vre-feu puis attaquées par les tanks et les bombes de l’État turc. Car il s’agit pour le gou­verne­ment comme il l’a dit et red­it sur toutes les chaînes de télé d’une « opéra­tion de net­toy­age » – ce qui rap­pelle les envies de karcher de Sarkozy en son temps ou celles de géno­cides bien pires encore. 10 000 fas­cistes armés jusqu’aux dents pour mater le mou­ve­ment d’émancipation sociale kurde et pour lancer une véri­ta­ble guerre civile dans la région.

Dans ces villes et quartiers, beau­coup de maisons, d’immeubles, mais aus­si des écoles et hôpi­taux se font incendi­er ou éven­tr­er par les bombes des tanks. Et bien que les habi­tants se fassent quo­ti­di­en­nement tués ou volés leurs biens par les forces spé­ciales, ils con­tin­u­ent de sor­tir dehors, d’investir les rues pour man­i­fester, danser, faire du bruit ou même tir­er des gros feux d’artifice la nuit pour sig­ni­fi­er à l’Etat qu’ils appor­tent un sou­tien sans faille aux YDG‑H – les jeunes qui défend­ent les quartiers les armes à la main –, et qu’ils préfèrent mourir que laiss­er leurs maisons et leurs terres.

Côté bas­ton, les forces spé­ciales pro­gressent a pri­ori beau­coup moins vite dans leurs opéra­tions sanglantes qu’ils ne l’affirment. Elles se van­tent d’avoir tué plus de 120 gueril­las dans toutes ces villes, mais rien n’est moins sûr, car comme cha­cun sait, l’Etat aime tou­jours s’inventer des chiffres à des fins de pro­pa­gande. A Sur, d’après ce qu’il se racon­te dans les cafés et aux coins des rues, les forces répres­sives de l’Etat n’avanceraient pas d’un pouce, et les fas­cistes des forces spé­ciales se feraient même shoot­er plus que ce à quoi ils s’attendaient. Le siège du quarti­er de la vieille ville, com­mencé le 2 décem­bre, ne donne sem­ble-t-il pas les résul­tats escomp­tés, et c’est tant mieux ! Enfin, les YDG‑H revendi­queraient le 21 décem­bre plus de 25 flics tués pour les derniers jours à Silopi, Cizre et Sur ain­si que plusieurs prisonniers…

Sur le plan poli­tique, le HDP et le BDP – par­tis pro-kur­des, présent pour le pre­mier à l’assemblée nationale turque pour le pre­mier des deux – sont sor­tis du silence et de la mol­lesse que de plus en plus de gens cri­ti­quaient ces derniers temps. Le co-prési­dent du HDP, Demir­taş, est mon­té au créneau en défen­dant l’autonomie des villes et quartiers, l’autodéfense et les fameux hen­dek. Les hen­dek sont, au choix, ces bar­ri­cades de sacs de sable ou ces fos­sés creusés pour empêch­er l’avancée des blind­és et des flics, et font dia­ble­ment polémiques dans les médias aux ordres du Sul­tan. Impres­sion étrange que de voir Demir­taş appel­er aux man­i­fes­ta­tions alors que tout indique sur les traits de son vis­age ou dans son regard qu’il sait qu’à coup qua­si sûr il se pren­dra une balle dans les semaines ou mois à venir… Et pour­tant, il a réa­gi… Et une par­tie du peu­ple et du mou­ve­ment kurde, un peu ras­suré, va pou­voir pren­dre la rue, faire du bruit et mon­tr­er que les groupes d’autodéfense et lesgueril­las sont soutenus…

Manifestations à Amed : barricades et exécutions

Lun­di 14 décem­bre, à Ofis, le quarti­er du cen­tre de Diyarbakır. Enfin ce moment fort, atten­du par un grand nom­bre de gens du mou­ve­ment kurde, se met en marche. Les com­merces sont fer­més. Les gens sont dans la rue. En début de cortège, « les mères », puis les autres venus de tout les coins de la ville. Le cortège est com­posé de jeunes, de femmes, d’enfants, des vieux, des hommes, ils et elles sont là pour dénon­cer l’Etat de siège qui dure à Sur depuis des jours. Pour dénon­cer la présence mil­i­taire, et poli­cière dans toute la ville de Diyarbakır. Pour dénon­cer la répres­sion de l’Etat con­tre les villes kur­des ces derniers mois.

La ville con­tin­ue à être trans­for­mée en zone de guerre par les flics. On y trou­ve tous les types de véhicules blind­és pos­si­bles : les akrep(Les scor­pi­ons), kir­pi (l’hérisson), kobra (cobra), des tanks, despanz­er, des toma (canons à eau), les fords ranger des « escadrons de la mort », et toute une arma­da de policiers en kalach. Et tout ce matériel de mort se con­cré­tise en arresta­tions et gardes-à-vue à foi­son, en perqui­si­tions, en nuages de gaz à lacry­mogènes sans fin, en arrosages non stop de cette satanée eau qui brûle, en sur­vols d’hélico et d’avions de chas­se, en tirs à balles réelles…

Mais la vraie crainte du peu­ple reste les véhicules ford rangers.Ces derniers, en effet, rem­pla­cent les beyaz toros (en l’occurence les Renault Toros) des années 90 qui ser­vaient à kid­nap­per et à faire dis­paraître les mil­i­tants kur­des. Le pre­mier min­istre actuel, Davu­toğlu, a même men­acé le print­emps dernier, lors d’un de ses meet­ings à Van (habi­tants majori­taire­ment kur­des), que si son par­ti, l’AKP, ne réus­sis­sait pas à avoir les 400 députés au par­lement, les beyaz toros reviendraient ren­dre vis­ite aux kur­des. Ces « escadrons de la mort » font par­tis des forces spé­ciales de l’État, ils n’hésitent pas à tir­er sur les civils. Tous les jeunes abat­tus froide­ment dans les ruelles, ou sur les places l’ont été par cet « escadron ». Un jeune racon­te : « On man­i­fes­tait, on jetait des pier­res sur les canons à eaux. On a vu la Ford Ranger arriver, on a su qu’il fal­lait courir. On a prit une ruelle, pas la bonne. J’entendais les tirs qui sif­flaient à mes oreilles pour finirsur les murs. Notre cama­rade est tombé sous nos yeux. Touché à la tête, on pou­vait rien faire. Ils con­tin­u­aient de tir­er. On s’est glis­sé con­tre les murs, ils con­tin­u­aient à tir­er. Je ne sais pas com­ment j’ai réus­si à me fau­fil­er, je m’en suis sor­ti. Pas comme mes deux cama­rades. » Deux jeunes meurent d’une balle dans la tête ce 14 décembre.

Les forces spé­ciales tuent et sèment la ter­reur dans tout le Kur­dis­tan. Pour affaib­lir, pour trau­ma­tis­er les gens, et les met­tre sous silence. Cela a son effet : les gens ont peur…

…Mais pas suff­isam­ment pour ne plus pren­dre la rue ! Tout les jours donc, depuis le 14 décem­bre, les gens se rassem­blent pour marcher vers Sur. Con­férences de presse à la va-vite en pleine rue devant les flics, sit­tings, slo­gans, applaud­isse­ments, sif­fle­ments, innom­brables chants ponctuent les débuts de man­i­fes­ta­tions : « L’AKP et Daech sont main dans la main. Le PKK frap­pent ces deux porcs ! », « Nous sommes tous Sur, nous sommes tous en lutte ! », « Vive la révolte de Sur ! », « Le PKK c’est le peu­ple, et le peu­ple est là ! » Les habi­tants se réu­nis­sent autour de trois quartiers, pour ensuite con­verg­er vers Sur. Mais il arrive, mal­heureuse­ment pas sou­vent, qu’ils réus­sis­sent à pass­er les bar­rières de la police. Pour­tant l’idée de con­tin­uer à se retrou­ver tous les jours, en sachant la répres­sion qui les attend, sem­ble kamikaze, mais ils le dis­ent eux-mêmes : « Nous avons pas d’autre choix que de dénon­cer ce que fait l’État fas­ciste à son peu­ple. Cela fait com­bi­en de jours que l’État assiège toutes nos villes, nos quartiers ? Jusqu’à quand faut til qu’ils nous tuent pour que le monde se soulève ? » « Nous ne sommes pas nom­breux, com­ment cela se fait t‑il ? Pourquoi les gens ne sor­tent t‑ils pas dans les rues avec nous ? »

Une fois que les gens se font dis­pers­er par la police, ils s’éparpillent dans les rues. Et cir­cu­lent comme des pas­sants lamb­da pour ne pas se faire repér­er avant de se regrouper, d’enflammer des poubelles, de mon­ter de petites bar­ri­cades et de nar­guer les flics. Dès que les canons à eau passent à côté d’eux, des gamins âgés de 6 à 12 ans, bouteilles en verre à la main, se jet­tent sur leur cible. Ils loupent, reloupent qua­si­ment à tous les coups et revi­en­nent avec un sourire aux lèvres : « Oldî,oldî » (« C‘est bon !C‘est bon ! » dans un mélange de turc et de kurde). Les gamins se font engueuler par un vieux qui leur dit de ren­tr­er chez eux. Un gars, la trentaine, voit la scène, et inter­vient en lui dis­ant : «  Au lieu de gueuler sur les gamins, vas plutôt gueuler sur la police. C’est eux les respon­s­ables. Laisse les goss­es faire ce qu’ils ont à faire. » Dans toutes les rues, les man­i­fes­tants les plus act­ifs sont les jeunes et les çocuk­lar, les enfants… Les femmes et les « mères » sont égale­ment bien présentes. On le voit et on nous le fait remar­quer : « Ces femmes sont les piliers du mou­ve­ment, sans elles on s’écroulerait. Ces mères ont subi la perte de leur proche, elles ont rien à per­dre. Au con­traire, elles ont tout à gag­n­er. Et elles ne lâcheront rien. » La jeunesse est aus­si déter­miné que les mères. Un man­i­fes­tant insiste : « L’État ne sait pas ce qu’il fait. Ilne se rend pas bien compte de se qu’il est en train de recréer. Ces jeunes déter­minés qui luttent con­tre l’État sont nés dans les années 90. Ils y ont per­du des oncles, leurs pères, leurs frères, leurs grand pères… Ils savent mieux que per­son­nes ce que l’Étatreprésente pour eux. Et ils sont près à tout pour se défendre. Etl’État refait la même erreur aujourd’hui. »

Entre les man­i­fs, la pop­u­la­tion n’oublie pas les şehit, les morts, assas­s­inés par l’État. Des lieux de recueille­ment ont été mis en place par la mairie HDP de la ville. Les familles des vic­times, pen­dant trois jours et trois nuits, sont vis­itées par les habi­tants touchées par la mort des jeunes. Ils vien­nent faire leur con­doléance, manger ensem­ble, boire le thé, pleur­er, faire des agit (« chants, pleur»). Il y a un lieu pour les femmes, un autre pour les hommes. Des cen­taines de per­son­nes s’y bous­culeront pen­dant ces trois jours.

Baston à Bağlar.

Bağlar est, avec Sur, le quarti­er le plus pop­u­laire du cen­tre ville. C’est un gigan­tesque entrelace­ment d’immeubles et de ruelles. « Impren­able par la police ! » aver­tis­sent cer­tains. Et c’est dans ce quarti­er pau­vre que les habi­tants sont les plus act­ifs dans la lutte et con­tre la police. Tout le monde s’entraide, se prévient, se pro­tège. Les petites rues voient très régulière­ment pneus et poubelles brûler, à toutes heures du jour ou de la nuit. Les trot­toirs sont dépavés et ser­vent aux bar­ri­cades de for­tunes ou de pro­jec­tiles con­tre les blind­és. Cha­cun et cha­cune se rap­pel­lent des nuits du 6 et 7 octo­bre 2014, où le ser­hildanl’émeute, la révolte– pour Kobanê avait enflam­mé les cœurs. Ce que les jeunes atten­dent, c’est de refaire la même. De réus­sir à « main­tenir unser­hildan quo­ti­di­en qui relierait Bağlar à Sur en pas­sant par Ofis ».

Les fil­lettes cassent des briques à la sor­tie de l’école, et par­tent dans les rues les mains rem­plies de pro­jec­tiles. Et des ban­des de gamins hauts comme trois pommes d’à peine 5 ans se masquent le vis­age et hurlent des slo­gans antikeufs ! C’est hal­lu­ci­nant ! Lesçocuk­lar sont chaud comme la braise. Au moins dans leurs inten­tions. Les journées parais­sent calmes, mais tout le monde est aux aguets tant les flics peu­vent sur­gir et gaz­er comme des porcs chaque recoins, bal­cons, cages d’escaliers : « il y avait telle­ment de gaz dans la rue que des copains sont tombés dans les pommes », témoigne un jeune du quartier.

Et quand la nuit tombe, les choses sérieuses com­men­cent. Affron­te­ments armés entre les flics et les jeunes les plus téméraires et organ­isés. La police ne parvient pas, la plu­part du temps, à ren­tr­er dans le quarti­er tant les moyens employés sont vir­u­lents. Le 15 décem­bre, en réponse au fait que les flics ont blessé par balle un jeune du coin, un des com­mis­sari­ats du quarti­er s’est fait attaqué au lance-roquette. Le même soir, un petit groupe de motivés s’en sont pris à un toma en bal­ançant une bombe arti­sanale sous le véhicule qui roulait. Les nuits sont chaudes, et les habi­tants restent en veille pour soutenir leurs jeunes en cas de besoin… C’est bien à Bağlar, comme à Sur, que la révolte gronde. Que les plus pau­vres récla­ment autonomie et liberté.

22 décembre : « aujourd’hui il n’y a pas école… »

Deux nou­veaux jeunes tués ce 22 décem­bre dans les rues de Diyarbakır. L’un, Şiyar Baran, n’avait que 13 ans tan­dis que l’autre, Ser­hat Doğan, abat­tu d’une balle dans la tête, en avait 19.

Aujourd’hui il n’y avait pas école. Et pour cause, les habi­tants de la cap­i­tale kurde avaient décidés de faire ville morte pour pro­test­er con­tre le siège du quarti­er de Sur et con­tre la ter­reur d’État qui s’installe chaque jour plus pro­fondé­ment au Kur­dis­tan. Qua­si­ment tous les com­merces sont fer­més, les cen­tres com­mer­ci­aux ont même suivi le mou­ve­ment, les gens ne sont pas allés tra­vailler. Et il y a cette fois-ci encore un peu plus de monde à la man­i­fes­ta­tion du jour. Plus de 5000 per­son­nes devant la mairie qui se met­tent à marcher en direc­tion de Dağkapı et les murailles de la vieille ville. Le dis­posi­tif polici­er est impres­sion­nant de tous côtés. Seule une petite rue per­pen­dic­u­laire au boule­vard n’est pas blo­quée. Le cortège s’y engouf­fre et déjà la police se met à gaz­er et à bal­ancer son eau qui brûle depuis les nom­breux toma qui ratis­sent toutes les rues des quartiers alen­tours. Les flics bar­bus de l’AKP, aux com­man­des de l’opération, peu­vent se réjouir de leur tra­vail : ils ont dis­per­sés en deux deux la man­i­fes­ta­tion. Mais pour­tant, après s’être cachés dans les cages d’escaliers ou les apparte­ments voisins pour repren­dre souf­fle et courage, les man­i­fes­tants et les badauds con­ver­gent vers le cen­tre où un nou­veau ren­card a été don­né pour se retrou­ver. Et à Ofis, c’est la même que d’habitude : affron­te­ments, répres­sions, cail­lass­es, gaz, bar­ri­cades, çocuk­lar et jeunes con­tre policiers AKPistes et barbus.

Tan­dis que les affron­te­ments con­tin­u­ent, des rumeurs de hen­dek en train de se mon­ter dans d’autres quartiers de Diyarbakır com­men­cent à cir­culer. Reste à voir ce qu’il en sera dans les jours suiv­ants. En atten­dant, les assas­sins pro­fes­sion­nels, les escadrons de la mort turcs, sont encore sor­tis de leurs 4×4 noirs pour tuer effi­cace­ment et froide­ment les jeunes man­i­fes­tants pour la lib­erté. Et de ce point de vue, le bilan de la journée est encore ter­ri­ble­ment bien lourd : à Amed, 2 jeunes sont tombés sous les balles de l’Etat. Tan­dis que dans le reste du pays, 5 civils se sont faits tués à Cizre, 2 à Nusay­bin, 1 à Silopi, 1 à Tar­sus et 2 à Istan­bul. Gageons qu’ils seront vengés. Quelques heures après leur mort, à la nuit tombée, des jeunes attaque­nt déjà le com­mis­sari­at de leur quarti­er à Bağlar…

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