En Turquie, la fin du mois de décem­bre est mar­quée par un événe­ment de triste mémoire qui nous emmène à Marache (Maraş, ou Kahra­man­maraş). “Le mas­sacre de Marache” a eu lieu le 19 et 26 décem­bre 1978, prenant pour cible les pop­u­la­tions alévies, par­ti­c­ulière­ment de gauche. Ce mas­sacre a une impor­tance par­ti­c­ulière car il fait par­tie d’un des pré­textes au Coup d’É­tat du 12 sep­tem­bre 1980. 111 morts et des mil­liers de blessés, des cen­taines de maisons détru­ites sont offi­cielle­ment déclarées, mais les pertes ont été plus impor­tantes encore selon dif­férentes sources qui esti­ment à 500 voire 1000 morts. Les pho­tos rap­portées par les jour­nal­istes exposant claire­ment le degré de  vio­lences com­mis­es, ont forte­ment mar­qué le pays. Corps entassés, enfants tués dans les écoles, bébés arrachés du ven­tre de leurs mères…

Cette année, toute organ­i­sa­tion de com­mé­mora­tion est interdite.

Nous auri­ons pu faire un copi­er coller de l’ar­ti­cle de 2014… Mais nous avons préféré partager avec vous, par devoir de mémoire, un doc­u­ment d’E­ti­enne Copeaux, pub­lié en 2011 sur Susam Sokak. L’ar­ti­cle donne non seule­ment les faits his­toriques mais aus­si un aperçu de la suite, de 2011, époque où il a été écrit.

Le voici dans son intégralité :


Con­tin­u­ant leur tra­vail de resti­tu­tion de tous les pans de la vie arméni­enne ottomane, les rédac­teurs de houshamadyan.org vien­nent de pub­li­er un arti­cle de Var­ty Keshishi­an sur la cui­sine locale de Marache 1. Mag­nifique par sa pré­ci­sion, par les illus­tra­tions et une quan­tité de recettes…

Presque au même moment, les ale­vi de Turquie essayaient de com­mé­mor­er le mas­sacre per­pétré dans cette même ville à l’en­con­tre de leur com­mu­nauté, du 19 au 25 décem­bre 1978. Je dis « essayaient » car on appre­nait, le 24 décem­bre, que cette com­mé­mora­tion, à Marache même, avait été inter­dite par la pré­fec­ture. Voici le texte de la dépêche de Bianet :

« D’après les chiffres offi­ciels, le mas­sacre per­pétré à Marache entre le 19 et le 24 décem­bre 1978 avait fait 111 morts et plus de mille blessés. Pour le 33e anniver­saire, le préfet de Marache n’ayant pas autorisé les com­mé­mora­tions prévues, la ville a été fer­mée par la gen­darmerie et des rix­es se sont produites. »

« D’après le quo­ti­di­en Radikal, env­i­ron 300 per­son­nes s’é­taient rassem­blées dans la com­mune de Narlı [une petite ville à env­i­ron 20 km plus au sud] pour pénétr­er ensem­ble à Marache, à l’ap­pel de la fédéra­tion des Ale­vi-Bek­tachi. Mais toutes les voies menant au cen­tre-ville avaient été inter­dites par la gendarmerie. »

« Se posant en inter­mé­di­aire, le député CHP Dur­du Özbo­lat a téléphoné au min­istre de l’in­térieur Idris Naim Şahin pour obtenir l’au­tori­sa­tion, ce que le min­istre a refusé.

« Le groupe a occupé la route de Marache à Antep durant une heure et demie. La gen­darmerie a procédé à cinq interpellations. »

« Après leur libéra­tion, le groupe a décidé de com­mé­mor­er l’événe­ment à la cemevi [lieu de culte des ale­vide Narlı, puis s’est dis­per­sé. » (EKN)

Ain­si les autorités locales et même cen­trales de Turquie ne souhait­ent pas que reste en mémoire un des événe­ments les plus impor­tants de l’his­toire con­tem­po­raine du pays – il est vrai qu’après les déc­la­ra­tions du min­istre Sahin, deux jours plus tard, plus rien n’é­tonne. Le pré­texte de l’or­dre pub­lic a sans doute été invo­qué, on red­outait peut-être de nou­veaux affron­te­ments, de nou­velles provo­ca­tions. Pourquoi alors ne pas avoir fait appel à une pro­tec­tion poli­cière, pourquoi ne pas avoir organ­isé une céré­monie d’E­tat offi­cielle qui aurait été une garantie con­tre les provo­ca­tions ? Un tel acte éta­tique sym­bol­ique aurait été bien­venu, et un naïf ne l’au­rait pas perçu comme invraisem­blable, après la déc­la­ra­tion du pre­mier min­istre Erdo­gan, le 23 novem­bre, qui recon­nais­sait le mas­sacre de Der­sim en 1938 et présen­tait ses excus­es au nom de l’E­tat (lire à ce sujet les arti­cles de Jean Mar­cou sur le site de l’Ovipot). Un tel geste, pense le naïf, aurait illus­tré la volon­té du gou­verne­ment de paci­fi­er les rela­tions entre les deux grandes branch­es de l’is­lam présentes en Turquie, les sun­nites et les ale­vi. Au lieu de cela, donc, on a envoyé la gen­darmerie pour empêch­er toute com­mé­mora­tion sur les lieux du mas­sacre. L’ex­pli­ca­tion sem­ble assez sim­ple : le mas­sacre de Der­sim ayant été accom­pli par l’ar­mée répub­li­caine et laïque de Mustafa Kemal, un islamiste peut à la rigueur le dénon­cer ; alors que le mas­sacre de Marache l’a été par les activistes Loups Gris du MHP qui ont réus­si à embri­gad­er des extrémistes islamistes pour tuer des ale­vi au nom de Dieu. Un min­istre de l’in­térieur se récla­mant de l’is­lam poli­tique, en 2011, ne peut pas con­damn­er le mas­sacre de Marache.

Inci-Aral-L-Harmattan.jpgMarache est une ville dou­ble­ment blessée : par l’ex­ter­mi­na­tion des Arméniens en 1915, puis la ten­ta­tive d’ex­ter­mi­na­tion des ale­vi en 1978. Nous y avions briève­ment séjourné en août 1989 : con­nais­sant le passé de la ville, nous voulions nous faire une idée, surtout après avoir lu le livre d’In­ci Aral, Scènes de mas­sacre 2.

Lorsqu’on lit les descrip­tions de la ville et de sa vie telle qu’elle est dépeinte dans houshamadyan.org, on se demande s’il s’ag­it vrai­ment du même lieu. A l’époque où nous l’avons vis­itée, soit onze ans après les événe­ments, Marache était une ville prostrée. Per­son­ne ne nous a adressé la parole, chose bien rare en Turquie. Peut-être étions-nous nous-mêmes dans un état de trop grande réserve pour faire des ren­con­tres, en rai­son même de ce que nous savions du passé récent et de notre lec­ture d’In­ci Aral. Mais la ville sem­blait à demi morte. Un seul détail rap­pelait ce qui s’é­tait passé. La devan­ture d’un marc­hand de couleurs était décorée d’un bien étrange motif : un pot de pein­ture rouge se déver­sant sur une rose blanche…

 Voici ce qu’écrit Inci Aral sur ces deux couleurs : « Durant toute la nuit, la pluie tom­ba à flots, lava le sang qui avait coulé dans les rues de la ville et roula le long des pentes en le mêlant à ses eaux. Elle rejoignit les riv­ières, s’a­vança dans les canaux et et atteignit la plaine. Dans les champs, elle s’ac­cu­mu­la autour des jeunes plants de coton, s’infiltra dans les racines et dans le suc des plantes ; elle mon­ta vers le coton lais­sé sur les tiges pour la dernière cueil­lette, les blancs virèrent alors au rouge. Souil­lé, tout ce qui était blanc devint rouge ». Au cours de notre bref séjour, nous avons plusieurs fois croisé un homme affublé d’une gigan­tesque mous­tache, qui nous fix­ait d’un regard fou, impos­si­ble à soutenir.

Le mas­sacre de Marache s’in­scrit dans le con­texte de la qua­si guerre civile qu’a con­nue la Turquie durant les années 1970. Dans la mémoire des ale­vi, il con­stitue un som­met par­mi les vio­lences que la com­mu­nauté a subies, l’un des trois événe­ments qui scan­dent son his­toire récente, avec l’in­cendie volon­taire qui a provo­qué la mort de 37 intel­lectuels ale­vi à Sivas le 3 juil­let 1993, et la répres­sion du quarti­er de Gazios­man­paşa (Istan­bul) en mars 1995 (17 morts).

La sit­u­a­tion de la Turquie était dev­enue par­ti­c­ulière­ment dra­ma­tique à par­tir de 1975. Le pou­voir était échu à une coali­tion dite « Front nation­al­iste » (Mil­liyetçi cephe) for­mée du Par­ti de la Jus­tice (Adalet Par­tisi), du Par­ti du Salut Nation­al (Mil­li Selamet Par­tisi, islamiste), et du Par­ti du Mou­ve­ment nation­al­iste (Mil­liyetçi Hareket Par­tisi, extrême-droite) : la par­tic­i­pa­tion de par­tis religieux et ultra-nation­al­iste au pou­voir don­nait aux activistes et aux extrémistes une cer­taine assur­ance. Ces années-là, les ülkücü (« les idéal­istes » d’ex­trême droite, autrement dit les Loups gris) pren­nent pour cible les démoc­rates, par­ti­c­ulière­ment par­mi les uni­ver­si­taires, enseignants, jour­nal­istes (comme Abdi Ipekçi), syn­di­cal­istes, artistes ; on estime qu’il y a eu env­i­ron 5000 morts vio­lentes en cinq ans. Süley­man Demirel, qui est alors chef du gou­verne­ment, refuse de voir les choses en face et prononce son célèbre : « Vous ne me fer­ez pas dire que des nation­al­istes assas­si­nent les gens » 3… tant le mot « nation­al­iste » (mil­liyetçi) est empreint, en Turquie, de con­no­ta­tions positives.

A la fin de 1978, les heurts étaient de plus en plus vio­lents et les ale­vi de plus en plus men­acés. En sep­tem­bre, à Sivas, des affron­te­ments avaient causé la mort de 9 per­son­nes. Mal­gré cet aver­tisse­ment, les autorités ont lais­sé venir la suite. Les « événe­ments » de Marache s’é­tant déroulés durant cinq jours, cela lais­sait large­ment aux autorités le temps d’in­ter­venir ; pour­tant les mas­sacreurs ont eu tout loisir de tuer, brûler, détru­ire, mutil­er. Pour ten­ter de résumer ce qui s’est passé, je m’ap­puie ici sur un réc­it de Feza Kürkçüoğlu, « L’His­toire n’ou­bliera pas » pub­lié par le quo­ti­di­en Birgün le 21 décem­bre 2008, repris par Bianet le 24 décem­bre 2011. Je m’aide égale­ment d’un mémoire non pub­lié, élaboré dans le cadre d’une uni­ver­sité européenne, que son auteur m’a aimable­ment communiqué.

gunes-ne-zaman-dogacakA cette époque de décem­bre 1978, un film cir­cu­lait de ville en ville dans toute la Turquie, « Güneş Ne Zaman Doğa­cak ? » (Quand le soleil se lèvera-t-il ?), qui met­tait en scène « l’op­pres­sion com­mu­niste sur les Turcs d’URSS », un sujet prisé par l’ex­trême-droite turque. La pro­jec­tion tour­nait sou­vent en un véri­ta­ble meet­ing du mou­ve­ment ülkücü et du par­ti MHP dont le leader était l’ex-colonel Alparslan Türkeş.

A Marache, au ciné­ma Çiçek, la salle est pleine d’ülkücü. Une explo­sion survient. A ce sig­nal, le pub­lic se pré­cip­ite au-dehors et se mue soudain en une man­i­fes­ta­tion qui se dirige vers le siège du CHP (à l’époque le prin­ci­pal par­ti kémal­iste, de gauche mod­érée) en scan­dant : « Même si notre sang doit couler l’is­lam vain­cra ! ». En un instant, ils répan­dent le bruit que « les com­mu­nistes ont fait explos­er le ciné­ma » et par­courent la ville en scan­dant des slo­gans anti-com­mu­nistes et anti-ale­vi.

Les vraies vio­lences com­men­cent le lende­main : un café fréquen­té par les ale­vi et la gauche est détru­it par une explo­sion. Puis, le 21 décem­bre, deux enseignants affil­iés au syn­di­cat TÖB-DER (Tüm Öğret­men­ler Bir­leşme ve Dayanıs­ma Derneği), Hacı Çolak et Mustafa Yüzbaşıoğlu, sont assas­s­inés. Désor­mais les vio­lences s’en­chaî­nent ; le soir même, un groupe de gauche s’en prend à la mai­son d’un activiste de droite. On pré­pare pour le lende­main des obsèques mas­sives pour les deux enseignants.

C’é­tait un ven­dre­di. Cinq à dix mille per­son­nes par­ticipent aux obsèques, alors que seule­ment 140 à 150 policiers et sol­dats sont présents dans la ville. Le cortège marche vers la grande mosquée en scan­dant : « Les Hacı, les Mustafa ne meurent pas ! », « Türkeş, assas­sin ! » Selon le réc­it de Kürkçüoğlu, dans la grande mosquée, l’i­mam Mustafa Yıldız avait pré­paré les esprits par son prône : « Tuer un ale­vi, c’est une œuvre pie qui vaut cinq pèleri­nages à La Mecque. Tous nos frères doivent se soulever con­tre le gou­verne­ment, con­tre le com­mu­nisme, con­tre l’athéisme ». Inci Aral réper­cute égale­ment ces appels au meurtre dans l’une de ses nou­velles. Mais c’est dif­fi­cile­ment véri­fi­able. De toute manière, un inci­dent met le feu aux poudres ; un provo­ca­teur s’adresse au pub­lic : « Les com­mu­nistes arrivent à la grande mosquée ; ils veu­lent y met­tre le feu ! L’ar­mée est avec nous ! Pourquoi lais­sez-vous faire ? N’avez-vous pas de reli­gion ? En avant, mort aux com­mu­nistes ! »4. Une foule énorme se rassem­ble et con­verge vers la mosquée aux cris de « La Turquie est musul­mane ! Les com­mu­nistes à Moscou ! »

C’est la panique. Le cortège funèbre se dis­perse, les gens fuient et ten­tent de se rassem­bler dans le quarti­er ale­vi de Yörük­se­lim. La police ne peut pas faire grand-chose ; un man­i­fes­tant de droite est tué, des vit­rines de com­merçants de droite sont brisées sur le par­cours de la foule. Les assail­lants menés par les ülkücü se déchaî­nent. Ils se rassem­blent au cen­tre-ville et met­tent le feu à divers sièges syn­di­caux. Vers 20 heures, un groupe de 300 ülkücü s’en prend au marché cou­vert et détru­it les bou­tiques appar­tenant à des ale­vi.

Marache-maras-massacre-2

Par avance, les bou­tiques et maisons appar­tenant à des sym­pa­thisants d’ex­trême droite avaient été mar­quées de trois crois­sants par les mil­i­tants du MHP et les jeunes de l’Ülkücü Genç­lik Derne­gi. Tout ce qui n’est pas mar­qué est détru­it. Cette nuit-là, les ülkücü par­courent les rues en assur­ant : « Demain, les com­mu­nistes ale­vi vont faire con­nais­sance avec nos armes ! ». Les man­i­fes­tants de gauche ne restent pas pas­sifs. En fin de journée, on compte trois morts chez les « idéalistes ».

Le 23 décem­bre, les haut-par­leurs de la munic­i­pal­ité et de la grande mosquée appel­lent la foule à assis­ter aux obsèques de ces trois « mar­tyrs », mal­gré un cou­vre-feu décidé par le préfet, que nul n’a les moyens de faire appli­quer : « Les infidèles ale­vi tuent nos frères à Yörük­se­lim ! Pour l’amour de Dieu, que les musul­mans se pré­par­ent ! » Quinze mille per­son­nes se rassem­blent, dont une par­tie assaille Yörük­se­lim, et les quartiers de Ser­in­te­pe, Mag­a­rah et Yen­ima­halle, avec toutes sortes d’armes : fusils, explosifs, haches, couteaux, gour­dins. La sit­u­a­tion est hors con­trôle, ou plutôt sous con­trôle des ülkücü les plus extrémistes, qui incen­di­ent, pil­lent, mas­sacrent indis­tincte­ment hommes, femmes et enfants.

Le 24 décem­bre, un nou­veau cou­vre-feu est pronon­cé. Les événe­ments durent déjà depuis plusieurs jours, mais les forces mil­i­taires sont insuff­isantes. Les ren­forts n’ar­rivent pas. Mais ce jour-là, écrit ironique­ment Feza Kürkçüoglu, seuls les ale­vi et les policiers ont respec­té l’in­ter­dic­tion de sor­tir dans la rue. En effet, comme des policiers fig­u­raient par­mi les assail­lants, la police avait été retirée du ser­vice. Par con­tre, dès les petites heures du matin, les assauts ont repris, avec l’aide d’ac­tivistes ülkücü venus des villes et vil­lages voisins. Très tôt, les sièges des par­tis de gauche (CHP, TIPCHP, TİP, TİKP), des syn­di­cats (TÖB-DER, syn­di­cat d’en­seignants, et même le syn­di­cat polici­er POL-DER) ont été détru­its. Après le sac des mag­a­sins d’armes, la foule envahit de nou­veau les quartiers ale­vi aux cris de « La Turquie est musul­mane ! », « Aujourd’hui c’est le dji­had, celui qui tue un ale­vi va au par­adis ! Frappez, au nom de l’i­mam Sütçü ! »[un héros de la résis­tance con­tre l’oc­cu­pa­tion française en 1919]. A nou­veau des maisons sont incendiées, leurs occu­pants brulés ou tués par balles. Dans les hôpi­taux, des blessés sont achevés.

La ville est sens dessus-dessous. Selon le réc­it de Kürkçüoğlu, tout homme dans la rue est con­traint de baiss­er son pan­talon pour un « con­trôle de cir­con­ci­sion », les sun­nites étant per­suadés que les ale­vi, comme les athées, ne sont pas circoncis…

Le mas­sacre n’a cessé que le 25 décem­bre vers minu­it. Le bilan se monte à 111 morts, plus de mille blessés, 552 maisons et 289 ate­liers ou mag­a­sins détru­its ou incendiés. 75 per­son­nes seule­ment ont été arrêtées. L’événe­ment a fait trem­bler la Turquie. Les ülkücü avaient réus­si leur coup : le mas­sacre avait réveil­lé la vio­lence, la peur et la colère. La ville de Marache a eu du mal à s’en relever : la pop­u­la­tion en 1978 avoisi­nait les 300 000 habi­tants ; elle s’est main­tenue jusqu’en 1980, puis est passée à 210 000 au recense­ment de 1985. aujour­d’hui, la ville compte env­i­ron un demi-mil­lion d’habi­tants ; sur le site offi­ciel de la munic­i­pal­ité, on ne trou­ve aucune allu­sion à ce qui s’est passé en 1978. L’his­toire sem­ble s’être arrêtée à l’« héroïque » résis­tance aux Français en 1919.

Le drame de Marache a été suivi, en mai et juil­let 1980, d’un événe­ment sim­i­laire à Çorum. Puis, la facil­ité avec laque­lle a été com­mis l’in­cendie volon­taire de Sivas (Madı­mak) en 1993 mon­tre bien que les pra­tiques extrémistes, lorsque le milieu poli­tique s’y prête, ne se heur­tent pas à une oppo­si­tion suff­isante pour les empêch­er. Presque vingt ans après Sivas, aujour­d’hui, un tel événe­ment pour­rait peut-être encore survenir.

Naturelle­ment un tel mas­sacre reste en mémoire, nour­rit la mémoire. A chaque nou­v­el épisode de vio­lence, on a craint un « nou­veau Marache ». L’a­troce événe­ment de Sivas en 1993 et les événe­ments de Gazios­man­pasa en 1995 ont ran­imé les peurs, à juste titre ; et lors de l’ar­rivée au pou­voir des islamistes, en 1995–1996, les ale­vi ont craint qu’à nou­veau les extrémistes se sen­tent soutenus en sous-main par le pou­voir pour les persécuter.

C’est mal­heureuse­ment une con­stante en Turquie : la cohab­i­ta­tion entre l’is­lam offi­ciel sun­nite et cet islam pro­pre­ment ana­tolien qu’est l’alévisme a tou­jours été dif­fi­cile, et tou­jours, les ale­vi ont été dif­fi­cile­ment accep­tés, sinon per­sé­cutés. Les événe­ments vio­lents for­ment une chaîne dont les mail­lons sont suff­isam­ment rap­prochés dans le temps pour que la mémoire reste brûlante ; chaque mas­sacre, chaque per­sé­cu­tion a provo­qué une vague de migra­tion vers les grandes villes où les ale­vi se regroupent en quartiers struc­turés. Les com­mé­mora­tions s’a­joutent les unes aux autres et se répon­dent : lorsqu’on se rassem­ble pour com­mé­mor­er Sivas en juil­let ou Gazios­man­pasa en mars, on évoque Marache ; le scan­dale de Susurluk ren­voie à toutes les vio­lences des années 1970, et donc à Marache et à Çorum égale­ment. Et l’an­niver­saire de l’événe­ment de Men­e­men (meurtre de l’in­sti­tu­teur kémal­iste Kubi­lay par des islamistes le 23 décem­bre 1930) relie, à la faveur des coïn­ci­dences de dates chaque fin d’an­née, le kemal­isme à l’alévisme pour join­dre ensem­ble toutes les vic­times de la « réac­tion religieuse » 5.

D’ailleurs, la « réac­tion » n’est pas seule­ment religieuse. Ce qu’on appelle « l’is­lam poli­tique » pour­rait dis­paraître de Turquie que le dan­ger ne serait pas passé, car le nation­al­isme turc, depuis ses débuts, s’est basé sur une déf­i­ni­tion religieuse totale­ment exclu­ante et donc source poten­tielle de pogroms, d’expulsions et de massacres.

Lors des événe­ments vio­lents, ce sont les ultra-nation­al­istes ülkücü qui mobilisent les yobaz (big­ots, fana­tiques religieux) en amal­ga­mant la notion de nation turque à celle d’is­lam, en propageant l’idée d’une nation turque oblig­a­toire­ment sun­nite. L’un des plus graves prob­lèmes posés par le nation­al­isme turc est là. A Çorum en 1980, les slo­gans des ultras étaient les mêmes qu’à Marache, asso­ciant indis­sol­uble­ment islam sun­nite et nation. Après avoir con­sid­éré les Arméniens, puis les Rum ortho­dox­es, comme des étrangers et donc des enne­mis, les ultras voulaient que vienne le tour des ale­vi.

On com­prend mieux dès lors que la con­cep­tion de la laïc­ité, telle qu’elle pré­vaut réelle­ment en Turquie, est avant tout une reven­di­ca­tion urgente d’é­gal­ité absolue entre les les dif­férentes branch­es de l’is­lam, ortho­doxe ou non. C’est une con­cep­tion qui peut paraître très étroite ; le proces­sus d’ex­clu­sion est allé telle­ment loin avec l’élim­i­na­tion presque totale des pop­u­la­tions non musul­manes, que l’ex­is­tence passée et présente de ces dernières n’est presque plus perçue, ou est perçue comme un reli­quat qui n’est plus dan­gereux pour la « nation turque musul­mane ». En revanche, les ale­vi par leur nom­bre, leur force cul­turelle et la force de leur mémoire blessée, appa­rais­sent comme la clé du prob­lème de la laïc­ité. La pop­u­la­tion ale­vi, comme élé­ment religieux, et la pop­u­la­tion kurde, comme élé­ment lin­guis­tique, et cha­cun des deux comme élé­ments cul­turels per­me­t­tront de main­tenir en Turquie un reste de pluralité.

Toute poli­tique qui ne garan­ti­rait pas fer­me­ment cette plu­ral­ité détru­irait plus ou moins vite, mais à coup sûr, ce qui reste de démocratie.


Notes:

1 Cette graphie francisée du nom de la ville est traditionnelle. Le nom officiel de la ville, depuis 1973, est Kahramanmaras, « Maras l’Héroïque », en raison de la résistance à l’occupant français après la première guerre mondiale. En même temps, Antep est devenue Gaziantep (« Antep la Victorieuse ») et Urfa est devenue Sanlıurfa (« Urfa la Valeureuse »).
2 Inci Aral, Scènes de massacres. Femmes d’Anatolie, traduit du turc par Ali Terzioglu, Paris, L’Harmattan, coll. Lettres turques, 1989, 137 p. (titre original : Kıran Resimleri, Kaynak Yayınları, Istanbul, 1983).
3 Ali Er, « Adım adım 12 Eylül’e  », Cumhuriyet, 2 septembre 1996.
4 Adana-Kahramanmaraş-Gaziantep-Adıyaman-Hatay İlleri Sıkıyönetim Komutanlığı 1 Numaralı Askeri Mahkemesi, Kahramanmaraş Olayları Gerekçeli Kararı: 1980/92, Karar: 1980/250, p. 381.
5 Cf. Cumhuriyet, 24 décembre 1995 : « Les victimes de Çorum, de Kayseri, de Konya, de Marache, de Sıvas, ainsi que Bahriye Üçok et Ugur Mumcu, sont tous des nouveaux Kubilay » (Fikret Dogan, président de la branche d’Izmir du syndicat d’enseignants Egitim-Sen).

 

37 ans déjà, et cela peut vous paraître être comme une his­toire som­bre, de celle qu’on com­mé­more avec de vieux films en noir et blanc.

Mais ces répres­sions nation­al­istes con­tre les minorités, avec mélange de religieux, sont telle­ment en réso­nance avec les refoulés turcs en per­ma­nence, (et encore aujour­d’hui con­tre la minorité kurde), avec chaque fois cette tonal­ité dite de “net­toy­age” de la République, qu’on doit à l’év­i­dence penser que l’his­toire bal­bu­tie, comme si la fin de l’Em­pire Ottoman n’avait jamais refer­mé la boîte de Pan­dore et que le Peu­ple turc ne pou­vait regarder en face sa diver­sité qui fait sa richesse.

Peu­ple et Nation riment là aus­si en isme.


Sur le même sujet, voir le blog Yol­lar avec deux arti­cles où l’on trou­vera égale­ment des vidéos.

Rap­pelons qu’en vous ren­dant sur la page d’accueil de Kedis­tan, vous pour­rez y retrou­ver tous les liens vers le site d’E­ti­enne Copeaux, SUSAM SOKAK, une vraie mine d’or pour toutes celles et ceux qui s’in­téressent de près à une his­toire doc­u­men­té de la Turquie.

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