Üskü­dar’a gider iken ou kâtibim, est une chan­son d’amour.

Elle racon­te façon 19ème, une his­toire de coeur qui se passe à Istan­bul… Et sa mélodie a fait le tour du monde.

Sur le chemin d’Üsküdar, il s’est mis à pleuvoir.
La redin­gote de mon scribe est longue, de la boue sur la jupe…

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Kâtip, “scribe” en turc, peut sig­ni­fi­er secré­taire, clerc, ou greffier. 

On ne sait pas quel est le rang de ce kâtip là, mais c’est un homme de bureau, qui a léché beau­coup d’en­cre comme on dit en turc. Kâtibim, veut dire lit­térale­ment “mon kâtip”. Le scribe, ten­ant le rôle de « jeune pre­mier » de la chan­son, devient “notre kâtip”. C’est un per­son­nage typ­ique­ment stan­bouliote de l’époque ottomane. Les trois pièces ves­ti­men­taires décrivant le héros prin­ci­pal, redin­gote-pan­talon-chemise ami­don­née, nous dessi­nent le bon­homme instantanément. 

Avec un brin d’imagination, il n’est pas dif­fi­cile de com­pléter le por­trait avec un autre trio : fes, canne et mon­o­cle… A par­tir de là, nous n’avons plus qu’à pein­dre la sil­hou­ette d’Istanbul en arrière plan.

Safiye Ayla, chanteuse turque, avait enreg­istré Kâtibim une pre­mière fois en 1949

Le départ du tour du monde pour cette chan­son est attribué à Eartha Kitt.

Dans les années 50, le chemin d’Eartha, chanteuse améri­caine du Car­o­line du sud,  passe par Istan­bul. Enfant métisse née en 1927 d’un père indi­en et d’une mère afro-améri­caine, Eartha, dis­crim­inée à cause de sa couleur dans l’entourage de sa mère,  com­mence à vivre avec sa tante à New York à par­tir de ses huit ans. Elle rejoint la Com­pag­nie de danse Dun­ham et com­mence à trot­ter autour de la terre, comme son prénom le prédi­s­ait dès sa nais­sance (Eartha : lit­térale­ment : la terre). Décou­verte par Orson Welles, elle com­mence une car­rière au cinéma.

Le Club Ker­vansaray ouvert en 1949 à Istan­bul sera témoin de la nais­sance d’une étoile. Eartha y prend scène en 1951 et gagne le coeur du pub­lic turc en chan­tant Kâtibim en turc et en anglais. A son retour aux Etats-Unis, elle veut en faire un disque. Mal­gré les réti­cences de sa mai­son de dis­ques, elle y parvient. Kâtibim, ou « Üskü­dara gideriken », sort sous le nom de « Uska Dara ». Elle en  vend quelques mil­lions et devient célèbre.

Ver­sion enreg­istrée, fille sage…

Ver­sion live. C’est à peu la même mais en live, avec en bonus, une joyeuse Eartha qui fait l’andouille…

 

münir-müeyyed-bekman-katibimKâtibim est aus­si le nom du roman de Münir Müeyyed Bek­man pub­lié en 1958. L’auteur pré­cise dans la pré­face, « Ce roman racon­te l’histoire des héros de la chan­son Kâtibim, dont les échos s’étendent jusqu’en Amérique, et met à jour cette aven­ture en enl­e­vant le brouil­lard du passé. C’est une vraie aven­ture, et les héros de la chan­son, Kâtip et son amoureuse Nazike, ne sont pas des per­son­nages imaginaires. »

Pour­tant il y a d’autres sons de cloche…

Par exem­ple nous apprenons par l’article d’Ibrahim Baş­tuğ, paru dans le n°2 de la revue lit­téraire « Kaçak Yayın » du juin 2003, éditée par Leman : que la vraie iden­tité de notre Kâtip serait Mah­mut Efen­di et que celui ‑ci tra­vaillerait au Bureau des Saisies d’Üsküdar. D’après les témoignages de son petit fils, il serait un vrai “tombeur” qui se serait mar­ié 17 fois avant de mourir à 52 ans. La chan­son serait com­posée par Ayşe Hanım, amoureuse de Mah­mut, bien qu’elle fasse par­tie des favorites de Rıza Pacha. Et Ayşe aurait enfin épousé son kâtip d’amoureux, après le décès de Rıza Pacha.

Dif­fi­cile de dénich­er la vérité.

En tous cas les musi­co­logues et anthro­po­logues, turcs et étrangers se sont intéressés à cette chan­son. L’orientaliste alle­mand Enno Lit­man avait noti­fié “con­nue partout en Turquie” en pub­liant les paroles de la chan­son, dans la ver­sion en turc écrite en alpha­bet arménien. Le sci­en­tifique B. Miller, avait pub­lié les par­ti­tions cor­rigées en 1903. Quant à l’anthropologue Felix Von Luschan lors de son tra­vail de recueil musi­cal en Syrie, il avait pub­lié une ver­sion musi­cale un peu dif­férente, en 1904… Avec ces infor­ma­tions, on peut con­sid­ér­er que cette chan­son était con­nue et chan­tée depuis les milieux des années 1800.

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Kâtip fait aus­si par­tie du réper­toire du théâtre d’ombres tra­di­tion­nel, Karagöz et Haci­vat. Il faudrait deman­der une ver­sion con­tem­po­raine de la chan­son à notre chroniqueur l’Oeil Noir… Con­traire­ment à l’idée qu’on puisse se faire à tra­vers la chan­son, l’artiste rebelle Abdal Hay­ali qui est der­rière le rideau de l’Oeil Noir, représente ce per­son­nage appelé Çelebi, comme un fils de bey, un fils à papa p’tit bourge…

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Çelebi d’Ab­dal Hay­ali et son amoureuse.

Par­al­lèle­ment aux inter­pré­ta­tions tra­di­tion­nelles, accom­pa­g­nées d’instruments de la musique turque ou pop­u­laire, cette chan­son est inévitable­ment entrée dans les réper­toires de la musique clas­sique. On peut la trou­ver, dans « Bir Tutam Kekik » (une pincée de thym) d’Ahmet Adnan Say­gun, com­pos­i­teur turc. Il s’agit d’un recueil de dix chan­sons tra­di­tion­nelles pour choeur dont la dernière par­tie est réservée aux « Vari­a­tions sur la chan­son Kâtibim » (1963). On la retrou­ve égale­ment dans le con­cer­to de piano du com­pos­i­teur Cemal Reşid Rey, « Vari­a­tions sur une chan­son d’Istanbul » (1953).

Fazıl SAY ~ Üskü­dara gider iken AASSM İzmir

Cemal Reşid, a aus­si fait des ver­sions gui­tare et chant, dont vous pou­vez écouter l’in­ter­pré­ta­tion de la soprane Suna Korad.

Robert Sei­dell, musi­cien alle­mand a égale­ment adap­té Kâtibim à cap­pel­la en 1985.

Vous avez sans doute remar­qué dans la vidéo précé­dente du Choeur de Boğaz­içi Jazz, que les chanteuses tenaient un mou­choir dans leur main, pen­dant un moment et le lais­saient tomber sur le sol. “Sur le chemin d’Üsküdar, j’ai trou­vé un mou­choir” dit la chan­son… Il s’avère que, à cette époque, c’é­tait la façon galante pour  “dra­guer”. La fille lais­sait tomber son mou­choir et le garçon le ramas­sait pour le ren­dre à la fille, et voilà, la con­ver­sa­tion était engagée.
C’est classe, non ?

Notre Kâtip donne l’im­pres­sion qu’il trotte sous la pluie et ne quitte pas le quarti­er Üskü­dar mais cette chan­son est une grande voyageuse, tout comme Misir­lou dont je vous par­lais récemment.

Plusieurs per­son­nes l’ont croisée sur leur route, un peu partout et, inter­pel­lées, se sont posé la ques­tion. A qui appar­tient donc cette chan­son ? « Whose is this song » est aus­si le titre d’un doc­u­men­taire réal­isé par Adela Pee­va, plusieurs fois primé. Décidé­ment Kâtibim plait et séduit quelque soit la pays, la cul­ture ou la langue… Les paroles dif­fèrent d’une langue à l’autre, l’his­toire change d’une cul­ture à l’autre mais la musique elle, uni­verselle, voy­age dans les coeurs. Parce que, rien qu’en regar­dant la bande annonce du doc­u­men­taire, nous sou­ri­ons : Serbes, Koso­vars, Turcs, Grecs et bien d’autres s’approprient la chan­son, et à juste titre, parce qu’ils la con­nais­sant et la chantent depuis tou­jours. A la ques­tion “à qui appar­tient cette chan­son ?” La réponse est tou­jours la même : « Bah, ça, c’est une chan­son de chez nous ! ».

Cette chan­son est à partager comme un pat­ri­moine com­mun. C’est triste de voir que chaque peu­ple dit que l’autre l’a volée et en revendique la pater­nité. Ah, le nation­al­isme, quand tu nous tient…

Dif­férentes langues réson­nent dans l’im­men­sité d’une cathé­drale. Avec Jor­di Savall… 

Mustafa Kandıralı, un maître de la clar­inette… Ver­sion Jazz-Tsigane.

Non, sans Zeki Müren, ce n’est pas possible.
Pourquoi ?
Parce que le Kâtip le plus con­nu c’est LUI. 

 

Un pre­mier film de “Kâtip” a été réal­isé par Şinasi Özonuk en 1956. Mais le plus con­nu est celui d’Ülkü Erakalın, réal­isé en 1968, dans lequel Zeki Müren jouait le pre­mier rôle avec Sez­er Güvenir­gil et bien évidem­ment, il chan­tait. Vous pou­vez regarder l’in­té­grale du film ici (en turc)
Ce qui est éton­nant avec Zeki Müren, c’est qu’il a réus­si dès 1951, à s’im­pos­er en tant qu’artiste homo­sex­uel, par la force de sa voix, dans une société tra­di­tion­nelle­ment con­ser­va­trice. Jusqu’à piquer le rôle du séduc­teur Kâtip aux acteurs les plus “vir­ils” du ciné­ma turc de l’époque. Il faut not­er que pen­dant de longues années, le ciné­ma turc a beau­coup puisé dans la chan­son et il n’é­tait pas rare que les scé­nar­ios des films se con­stru­isent à par­tir des chan­sons. Il n’est pas éton­nant qu’une belle voix, une notoriété musi­cale aboutis­saient inévitable­ment sur le grand écran. Les films étaient suiv­is par le pub­lic, un peu comme un con­cert, avec l’a­van­tage d’être acces­si­ble à tout le monde, au prix d’une place de ciné­ma et partout dans le  pays, même dans des ciné­mas de for­tune, par­fois en plein air.

Et voici une pho­to prise pen­dant le tour­nage, une vraie pho­to de l’époque avec ses mag­nifiques imper­fec­tions. Collector…
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Main­tenant chuttt, écoutez Zeki…

Mous­tach­es luisantes et regard tombeur en costard trois pièces… Ou pas. L’amour a du se gliss­er dans les mélodies entraî­nantes de cette chan­son, alors tout le monde l’aime.

Ver­sion orig­i­nale de Scher­bel­haufen, groupe alle­mand, lors d’un con­cert en 2012.

Change­ment de reg­istre… André Rieu séduit ses groupies quin­qua à tra­vers notre Kâtip.

Voilà une ver­sion Mix con­coc­tée par Baran Aygören

L’in­ter­pré­ta­tion de la jeune chanteuse japon­aise Siz­zle Oth­a­ka, et en japon­ais bien sur.

Vous ne con­naissiez pas cette chan­son. Mais depuis le début elle vous parait comme une vieille amie retrou­vée ? Peut être que vous l’aviez croisée sans le savoir.
Vous sou­venez vous de Rasputin du Boney M ?
Oui ?
Et bien, mélodique­ment, Kâtip était passé aus­si par là. Une ver­sion très très libre­ment inspirée…

https://youtu.be/kvDMlk3kSYg


Voici les paroles… Une ver­sion karaoké pour les amateurs…
Et pour la par­ti­tion cliquez sur l’im­age pour l’agrandir.

katibim-uskudara-gideriken-partitionsÜskü­dar’a gider iken

Üsküdar’a Gider İken Aldı Da Bir Yağmur,
Kâtibimin Setresi Uzun Eteği Çamur.
Kâtip Uykudan Uyanmış Gözleri Mahmur.
Kâtip Benim Ben Kâtibin El Ne Karışır,
Kâtibime Kolalı Da Gömlek Ne Güzel Yaraşır
Üsküdar’a Gider İken Bir Mendil Buldum,
Mendilimin İçine Lokum Doldurdum.
Kâtibimi Arar İken Yanımda Buldum.
Kâtip Benim Ben Kâtibin El Ne Karışır,
Kâtibime Kolalı Da Gömlek Ne Güzel Yaraşır.

Sur le chemin d’Üsküdar

Sur le chemin d’Üsküdar, il s’est mis à pleuvoir.
La redingote de mon scribe est longue, de la boue sur la jupe
Le scribe vient de se réveiller, ses yeux sont langoureux
Le scribe m’appartient et je suis à lui, de quoi se mêlent les autres
Une chemise amidonnée va à ravir à mon scribe
Sur le chemin d’Üsküdar, j’ai trouvé un mouchoir
J’ai rempli de loukoums, mon mouchoir
En cherchant mon scribe, je l’ai trouvé près de moi
Le scribe m’appartient et je suis à lui, de quoi se mêlent les autres
Une chemise amidonnée va à ravir à mon scribe

Voici les paroles en anglais. Je donne ici, une des trois dif­férentes ver­sions. Mais vous pou­vez attein­dre les autres ici et

While going to Üsküdar

While going to Üsküdar, rain started,
My scribes coat is long, his skirt is muddy.
The scribe has woken up from sleep, his eyes are cloudy.
The scribe is mine, I am his and strangers can’t interfere,
Starched shirt looks nice to the scribe.
While going to Üsküdar, I found a handkerchief,
I put lokum (Turkish delight) into my handkerchief.
While I search for my scribe, I found him at my side.
The scribe is mine, I am his and strangers can’t interfere,
Starched shirt looks nice to the scribe.

 


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Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.