Sur, quartier historique de Diyarbakır, était sous couvre-feu depuis le 2 décembre. Le couvre-feu a été levé, les habitants ont été autorisés à sortir de chez eux, mais cela n’a duré que 17 heures.
Vendredi à 16 heures c’était le retour du couvre-feu… Entre temps, les journalistes et photographes ont pu accéder au territoire de la commune. Les habitants qui avaient quitté leur maison ont pu récupérer leur affaires. Ceux qui étaient restés dans leur maison en ont profité pour partir se réfugier chez des proches, habitants dans d’autres quartiers ou villes. Les façades calcinées, les vitres brisées, les murs criblés d’impacts de balles témoignent de la violence des affrontements que la ville a vécu ces derniers jours.
Sur est resté sous couvre-feu, déjà les 13 et 14 septembre, ensuite du 9 au 13 novembre, et plus récemment pendant 8 jours, de 2 à 10 décembre.
Voilà une visite du quartier de Sur post-couvre feu grâce aux photos d’İlyas Akengin.
Par ailleurs, le centre de documentation de la TİHV (Fondation des Droits Humains de Turquie) a déclaré aujourd’hui que selon leur recensement, dans dix sept communes dépendant de sept villes, où vivent selon les chiffres de 2014, une population de 1 million 299 milles 61 personnes, les habitants ont été privés de sortie pendant 52 couvre-feu, soit 5 mois 13 jours sur 6 mois…
Voici les détails :
Diyarbakır : 31 couvre-feu dans 8 communes/quartiers, Lice (4 fois, population 26.427), Silvan (6 fois, population 86.663), Sur (6 fois, population 121.075), Bismil (4 fois, population 112.461), Hani (4 fois, population 32.412), Yenişehir (1 fois, population 206.534), Dicle (1 fois, population 40.033), Hazro (1 fois, population 17.054)
Mardin : 9 couvre-feu dans 3 localités, Nusaybin (5 fois, population 116.068), Dargeçit (2 fois, 28.601), Derik (2 fois, population 61.032)
Şırnak : 5 couvre-feu dans 2 communes, Cizre (4 fois, population 132.857), Silopi (1 fois, population 121.011)
Hakkari : à Yüksekova 117.044 habitants ont subi 4 couvre-feu.
Les communes Varto à Muş avec une population de 32.387, Sason à Batman, où vivent 30.646 personnes, et Arıcak à Elazığ, avec 15.306 habitants ont été mises sous couvre-feu chacune une fois.
Selon la commission d’observation du HDP (parti démocratiques de peuples), Entre les élections du 7 juin 2015, jusqu’au 23 novembre, c’est à dire entre deux élections, 143 civils ont été tués et des centaines de personnes ont été blessées.
Seulement à Silvan on compte 20 morts, lors des couvre-feu, et à Cizre le nombre de morts monte à 30 avant et pendant les couvre-feu.
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Le Commissaire des Droits Humains du Conseil Européen Nils Muižnieks, avait dénoncé lors d’une déclaration courant novembre, les violations des droits des civils, signalé la quasi inexistence d’enquêtes ou une quelconque indemnisation, et la situation d’impunité des forces de répression.
L’Etat est pointé du doigt par différents organisations de défense de droits humains, turques ou internationales.
Sur est aujourd’hui un tableau irréel, comme d’autres villages ou quartiers l’ont été, comme Cizre ou Silvan… C’est l’oeuvre d’une armée contre sa propre population ou contre des populations considérées comme “étrangères”, “ennemies”. L’armée turque devient une armée d’occupation.
C’est une nature-morte, peinte de la main des forces de sécurité. Un chef d’oeuvre de la répression d’Etat, inscrit sur les murs, par balles et explosifs, par le feu ou encore à la peinture…
Vous souvenez-vous des messages sur les murs de Silvan figurant dans notre article A Silvan, les murs parlent ? L’Etat annonçait à la population à travers les murs, et par le biais des forces de sécurité zélées « l’Etat est arrivé ».
Devrait-on comprendre : l’Etat n’était pas là, mais ça y est, il est arrivé ?
Décrire cette réalité de répression quotidienne en laissant penser qu’il ne s’agirait que de la reprise de ce qui se déroulait déjà dans les années 90 au Sud-Est de la Turquie, serait oublier que cela intervient aujourd’hui dans un contexte géopolitique qui a considérablement évolué, et dans lequel la Turquie tient une place très importante. Continuité anti-kurdes certes, mais politique bien plus régionale qui nous fait parler de “stratégie de guerre” étendue et diversifiée et non de simple répression.
Quelle est aujourd’hui la différence entre le régime de Bachar en Syrie, qui il y a déjà quelques années lançait ses troupes contre son Peuple, en plusieurs endroits du territoire, et la démarche militaire d’un Erdogan ?
Bachar a continué par les bombardements ce qu’il faisait par la torture et l’oppression. Il a même lancé un moment contre son opposition des “radicaux islamistes” qu’il détenait dans ses geôles, pourrissant une situation et du fait même des ingérences régionales ou internationales (Turquie, Iran, US, Pays du Golfe… entre autres) provoqué la guerre civile, puis la guerre tout court que nous connaissons. Diviser pour mieux régner se termine en chaos militaire et politique, en écho avec l’Irak voisin.
On connaît le rôle joué par Erdogan dans l’armement de groupes islamistes en Syrie, en accord ou non selon les périodes avec les Etats Unis et l’Otan. On connaît les porosités de frontières et les connivences avec Daech, voire la coopération économique via les vieux réseaux de contrebandes irakiens.
Depuis quelques semaines, l’armée turque sous le prétexte de renouveler son “assistance” militaire et logistique au gouvernement kurde irakien, a envoyé des troupes et des blindés supplémentaires, et volontairement approfondi des “oppositions” entre les combattants kurdes syriens et irakiens. Cette démarche a l’appui de l’Otan et vise aussi à garantir la continuité d’ouverture de bandes frontalières.
Vu d’ici, la permanence et le renforcement de la répression au Kurdistan turc, comme les menaces permanentes à l’encontre des combattants de Kobane, peut sembler contradictoire avec cette aide logistique et militaire en Irak. En fait, Erdogan cherche à intervenir dans ce qui pourrait devenir le “front commun kurde”, en intensifiant la guerre contre le PKK, en continuant à isoler Kobane, et en jouant sur les fractures politiques au sein des Kurdes d’Irak.
Dans ce contexte, briser toute résistance populaire au Kurdistan turc, démoraliser et terroriser les populations, tout comme créer un abcès de fixation pour le PKK, devient une nécessité pour Erdogan, afin de morceler et d’anéantir les velléités d’union des forces kurdes, leur appui populaire, et surtout les éventuels soutiens internationaux pour les faire entrer dans la “coalition” en panne.
Ces populations qui hier, payaient déjà le prix fort d’une “campagne électorale armée”, subissent aujourd’hui préventivement de plein fouet les retombées des “nécessités diplomatiques”, et la recherche de l’anéantissement politique du PKK, l’ennemi “terroriste” de toujours.
Essayer de comprendre quelle “diplomatie militaire” joue Erdogan en ce moment, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, peut éviter demain de réinterpréter des évolutions politiques et militaires qui ne vont pas manquer d’être autour de la guerre en Syrie et en Irak contre Daech. Pour le régime de Bachar et le déroulé de ces dernières années, le “révisionnisme” est à la mode, pour justifier un alignement sur l’intervention russe. Marquer et décrire pas à pas la politique meurtrière d’Erdogan pourra éviter des “révisions” analogues, qui viendraient demain des gouvernements européens ou de l’Otan.