Kedistan questionne, mentionne, dénonce, instruit sur toutes les connivences et liens concrets entre la Turquie d’Erdogan et Daech depuis qu’il existe.
Après les attentats de Paris, alors qu’ils ne sont que la suite et l’annonce d’autres, ces interrogations d’un coup font flores.
Oh non, pas de soudaines prises de conscience internationalistes. Pas d’abandon de l’eurocentrisme dans l’approche. Une simple logique de peur légitime, et de recherches de protection, en plus du cadre sécuritaire imposé.
Comment lutter contre Daech en lui coupant les vivres ?
Un Sapin ce matin déclinait une série de mesures qui seraient prises concernant la lutte financière. Oh, rassurez-vous, on va juste contrôler, réglementer, quelques niches qui permettaient jusqu’à aujourd’hui d’échanger d’un bout à l’autre du globe des sommes d’argent sans contrôler ni l’origine ni la destination. Daech pourrait s’en servir. Croyez vous que ces tueurs pourraient utiliser des moyens faciles d’échapper au fisc et aux vérifications financières sur des trafics de monnaie ? Oui ? Vous avez sans doute raison… D’autres mesures de restruction de flux financiers qui révèlent en même temps de belles failles ouvertes pour les trafics en tous genres et à ce jour légales, au nom du libéralisme financier seront momentanément prises.
Qu’en sera-t-il du du pétrole et de la production de coton, qu’on nous dit « carburants » essentiels de l’économie de Daech ?
On se heurterait là à plusieurs obstacles majeurs. Les champs pétrolifères et les installations n’appartiendraient pas à Daech, mais serait momentanément monopolisées par lui. En clair, les actionnaires privés ne seraient pas favorables à ce que cela soit pris pour cible, et risqueraient bien de se retourner contre les auteurs de bombardements en cas de destruction. Ça, c’est en plus du fait qu’on a pas encore réussi à comprendre comment ils nous livrent à notre insu.
Pour le coton, on ne connaît pas encore bien les filières par lesquelles transite la matière première qui va de la fabrication dans les ateliers turcs à votre magasin préféré. On peut citer les marques qui fabriquent en Turquie, mais elles non plus ne contrôlent pas les livraisons de leurs fournisseurs, voyez vous.
Bref, l’obstacle, c’est autant le business que la nécessité de maintenir de bonnes relations avec l’allié indéfectible Erdogan.
J’aurai presque envie de déclarer là un état d’urgence.
Comme pour le reste, quelqu’un en parle beaucoup mieux que moi, je lui laisse la parole.
Il s’agit d’un article paru dans The Guardian. (Mazette !)
David GRAEBER, Docteur en anthropologie, Economiste y fait des développents très pertinents. Il doit lire Kédistan, c’est sûr.
La traduction française de cet article a été faite par Nicolas Casaux, traducteur et animateur du site Le Partage.
Ce billet a aussi été publié par L’Autre Quotidien, dont nous vous conseillons la visite.
Merci à tous et longue vie à ces participations croisées qui sont l’avenir d’une information alternative efficace.
La Turquie pourrait couper les filières de ravitaillement de l’Etat Islamique, pourquoi ne veut-elle pas le faire ?
Au lendemain des attentats meurtriers de Paris, nous pouvons attendre des chefs d’État occidentaux qu’ils fassent ce qu’ils font toujours en de telles circonstances : déclarer une guerre totale et permanente à ceux qui les ont commandités. Ils ne le souhaitent pas vraiment. Ils ont les moyens d’éradiquer et de détruire l’État Islamique depuis plus d’un an déjà. Ils ont tout simplement refusé de se servir de ces moyens. De fait, alors que le monde entendait les dirigeants proclamer leur implacable résolution lors du sommet du G20 à Antalya, ces mêmes dirigeants fricotent avec le président Turc, Recep Tayyip Erdoğan, un homme dont la politique, les décisions économiques, et même le soutien militaire contribuent ouvertement à permettre à l’ISIS de perpétrer les atrocités de Paris, sans mentionner le flux incessant de leurs atrocités au Moyen-Orient même.
Comment l’ISIS pourrait-il être éliminé? Dans la région, tout le monde le sait. Il suffirait de libérer les forces principalement kurdes de l’YPG (parti de l’Union Démocratique) en Syrie, et la guérilla du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) en Irak et en Turquie. Celles-ci sont, actuellement, les principales forces combattant l’ISIS sur le terrain. Elles se sont avérées extraordinairement efficaces sur le plan militaire, et s’opposent en tout à l’idéologie réactionnaire de l’ISIS.
Mais au lieu de cela, les territoires contrôlés par l’YPG en Syrie se retrouvent placés sous un embargo total par la Turquie, et les forces du PKK subissent le bombardement incessant de l’aviation turque. Non seulement Erdoğan a fait tout ce qui était en son pouvoir pour affaiblir les seules forces s’attaquant effectivement à l’ISIS ; mais en plus il y a de nombreuses preuves qui permettent d’affirmer que son gouvernement aide, au moins tacitement, l’État islamique lui-même.
Cela peut sembler outrancier de suggérer qu’un membre de l’OTAN comme la Turquie soutiendrait de quelque façon que ce soit une organisation qui assassine de sang-froid des citoyens occidentaux. Un peu comme si un membre de l’OTAN soutenait Al Qaïda. Mais il y a des raisons de croire que le gouvernement d’Erdoğan soutient également la branche syrienne d’Al-Qaida (Jahbat Al Nusra), ainsi qu’un certain nombre de groupes rebelles partageant son idéologie islamiste conservatrice. L’institut pour l’étude des droits humains de l’université de Columbia a compilé une longue liste de preuves du soutien que la Turquie fournit à l’ISIS en Syrie.
Et puis, il y a les positions officielles d’Erdoğan. En août dernier, l’YPG, revigoré par ses victoires de Kobane et de Gire Spi, était sur le point de s’emparer de Jarablus, la dernière ville que contrôlait l’ISIS sur la frontière turque, que l’organisation terroriste utilisait comme point de ravitaillement, pour sa capitale Raqqa, en armes, matériel, et recrues — les filières de ravitaillement de l’ISIS passent directement par la Turquie.
Des observateurs avaient prédit qu’aune fois Jarablus reprise, Raqqa tomberait rapidement. Erdoğan a réagi en déclarant que Jarablus constituait une « ligne rouge » ; si les Kurdes attaquaient, ses forces interviendraient militairement — contre l’YPG. Jarablus reste à ce jour aux mains des terroristes, de facto sous protection militaire turque.
Comment Erdoğan a‑t-il réussi à justifier cela? Principalement en déclarant que ceux qui combattaient l’ISIS étaient des « terroristes » eux-mêmes. Il est vrai que le PKK a par le passé mené une guérilla parfois sale contre la Turquie, dans les années 1990, ce qui l’a placé sur la liste internationale des organisations terroristes. Cependant, ces 10 dernières années, il a complètement changé de stratégie, renoncé au séparatisme et adopté une politique stricte de ne jamais s’en prendre aux civils. Le PKK est à l’origine du sauvetage de milliers de civils yézidis, menacés de génocide par l’ISIS en 2014, et son organisation jumelle, l’YPG, de la protection de communautés chrétiennes en Syrie aussi. Leur stratégie vise à poursuivre le dialogue de paix avec le gouvernement, tout en encourageant l’autonomie démocratique locale dans les zones kurdes sous l’égide du HDP, au départ un parti politique nationaliste, qui s’est réinventé comme voix de la gauche démocratique panturque.
Ils se sont avérés extraordinairement efficaces sur le plan militaire, et en adoptant les principes d’une démocratie de base et des droits des femmes, s’opposent en tout point à l’idéologie réactionnaire de l’ISIS. En juin dernier, le succès du HDP dans les urnes a empêché Erdoğan d’obtenir la majorité parlementaire. La réponse d’Erdoğan fut ingénieuse. Il a appelé à de nouvelles élections, déclarant qu’il allait « entrer en guerre » contre ISIS, a effectué une seule attaque symbolique contre eux, puis a déployé la totalité de ses forces armées contre les forces du PKK en Turquie et en Irak, tout en accusant le HDP de « soutenir des terroristes » pour leur association avec eux.
S’ensuivit une sanglante série d’attentats à la bombe, en Turquie — dans les villes de Diyarbakir, Suruc, et enfin, Ankara — des attentats attribués à ISIS mais qui, pour quelque mystérieuse raison, ne semblaient cibler que des activistes associés au HDP. Les victimes ont signalé à de nombreuses reprises que la police empêchait les ambulances d’évacuer les blessés, ou s’attaquait même aux rescapés à coups de gaz lacrymogènes.
En conséquence, le HDP a abandonné jusqu’à la tenue de rassemblements politiques lors des semaines qui précédaient les nouvelles élections de novembre par peur de meurtres en masse, et suffisamment d’électeurs du HDP ne ne sont pas allés voter pour assurer une majorité parlementaire au parti d’Erdoğan.
La nature exacte de la relation entre le gouvernement d’Erdoğan et l’ISIS peut faire l’objet de débats ; mais nous pouvons être certains de plusieurs choses. Si la Turquie avait établi contre les territoires de l’ISIS le même genre de blocus qu’elle a mis en place sur les parties de la Syrie tenues par les Kurdes, ou fait preuve envers le PKK et l’YPG de la même « indifférence bienveillante » dont elle a fait preuve envers l’ISIS, ce « califat » maculé de sang se serait depuis longtemps effondré — et les attentats de Paris auraient peut-être pu être évités. Et si la Turquie faisait cela aujourd’hui, ISIS s’effondrerait probablement en quelques mois. Et pourtant, a‑t-on vu un seul dirigeant occidental exiger cela d’Erdoğan ?
La prochaine fois que vous entendrez un de ces politiciens déclarer qu’il est nécessaire de restreindre les libertés civiles ou les droits des migrants en raison de la nécessité absolue d’une “guerre” contre le terrorisme, pensez à tout cela. Leur résolution est tout aussi « absolue » qu’elle est politiquement confortable. La Turquie, après tout, est un « allié stratégique ». Donc, après leurs déclarations, ils sont sans doute allés partager une tasse de thé amicale avec l’homme qui permet à l’ISIS de continuer à exister.
David Graeber (David Graeber est l’auteur du fameux « Dette, 5 000 ans d’histoire » Éditions Les Liens qui libèrent”, septembre 2013
Traduit par Nicolas Casaux
Turkey could cut off Islamic State’s supply lines. So why doesn’t it?
Western leaders could destroy Islamic State by calling on Erdoğan to end his attacks on Kurdish forces in Syria and Turkey and allow them to fight Isis on the ground.
In the wake of the murderous attacks in Paris, we can expect western heads of state to do what they always do in such circumstances: declare total and unremitting war on those who brought it about. They don’t actually mean it. They’ve had the means to uproot and destroy Islamic State within their hands for over a year now. They’ve simply refused to make use of it. In fact, as the world watched leaders making statements of implacable resolve at the G20 summit in Antalaya, these same leaders are hobnobbing with Turkey’s president Recep Tayyip Erdoğan, a man whose tacit political, economic, and even military support contributed to Isis’s ability to perpetrate the atrocities in Paris, not to mention an endless stream of atrocities inside the Middle East.
How could Isis be eliminated? In the region, everyone knows. All it would really take would be to unleash the largely Kurdish forces of the YPG (Democratic Union party) in Syria, and PKK (Kurdistan Workers’ party) guerillas in Iraq and Turkey. These are, currently, the main forces actually fighting Isis on the ground. They have proved extraordinarily militarily effective and oppose every aspect of Isis’s reactionary ideology.
But instead, YPG-controlled territory in Syria finds itself placed under a total embargo by Turkey, and PKK forces are under continual bombardment by the Turkish air force. Not only has Erdoğan done almost everything he can to cripple the forces actually fighting Isis; there is considerable evidence that his government has been at least tacitly aiding Isis itself.
It might seem outrageous to suggest that a Nato member like Turkey would in any way support an organisation that murders western civilians in cold blood. That would be like a Nato member supporting al-Qaida. But in fact there is reason to believe that Erdoğan’s government does support the Syrian branch of al-Qaida (Jabhat al-Nusra) too, along with any number of other rebel groups that share its conservative Islamist ideology. The Institute for the Study of Human Rights at Columbia University has compiled a long list of evidence of Turkish support for Isis in Syria.
How has Erdoğan got away with this? Mainly by claiming those fighting Isis are ‘terrorists’ themselves
And then there are Erdoğan’s actual, stated positions. Back in August, the YPG, fresh from their victories in Kobani and Gire Spi, were poised to seize Jarablus, the last Isis-held town on the Turkish border that the terror organisation had been using to resupply its capital in Raqqa with weapons, materials, and recruits – Isis supply lines pass directly through Turkey.
Commentators predicted that with Jarablus gone, Raqqa would soon follow. Erdoğan reacted by declaring Jarablus a “red line”: if the Kurds attacked, his forces would intervene militarily – against the YPG. So Jarablus remains in terrorist hands to this day, under de facto Turkish military protection.
How has Erdoğan got away with this? Mainly by claiming those fighting Isis are “terrorists” themselves. It is true that the PKK did fight a sometimes ugly guerilla war with Turkey in the 1990s, which resulted in it being placed on the international terror list. For the last 10 years, however, it has completely shifted strategy, renouncing separatism and adopting a strict policy of never harming civilians. The PKK was responsible for rescuing thousands of Yazidi civilians threatened with genocide by Isis in 2014, and its sister organisation, the YPG, of protecting Christian communities in Syria as well. Their strategy focuses on pursuing peace talks with the government, while encouraging local democratic autonomy in Kurdish areas under the aegis of the HDP, originally a nationalist political party, which has reinvented itself as a voice of a pan-Turkish democratic left.
They have proved extraordinarily militarily effective and with their embrace of grassroots democracy and women’s rights, oppose every aspect of Isis’ reactionary ideology. In June, HDP success at the polls denied Erdoğan his parliamentary majority. Erdoğan’s response was ingenious. He called for new elections, declared he was “going to war” with Isis, made one token symbolic attack on them and then proceeded to unleash the full force of his military against PKK forces in Turkey and Iraq, while denouncing the HDP as “terrorist supporters” for their association with them.
There followed a series of increasingly bloody terrorist bombings inside Turkey – in the cities of Diyarbakir, Suruc, and, finally, Ankara – attacks attributed to Isis but which, for some mysterious reason, only ever seemed to target civilian activists associated with the HDP. Victims have repeatedly reported police preventing ambulances evacuating the wounded, or even opening fire on survivors with tear gas.
As a result, the HDP gave up even holding political rallies in the weeks leading up to new elections in November for fear of mass murder, and enough HDP voters failed to show up at the polls that Erdoğan’s party secured a majority in parliament.
The exact relationship between Erdoğan’s government and Isis may be subject to debate; but of some things we can be relatively certain. Had Turkey placed the same kind of absolute blockade on Isis territories as they did on Kurdish-held parts of Syria, let alone shown the same sort of “benign neglect” towards the PKK and YPG that they have been offering to Isis, that blood-stained “caliphate” would long since have collapsed – and arguably, the Paris attacks may never have happened. And if Turkey were to do the same today, Isis would probably collapse in a matter of months. Yet, has a single western leader called on Erdoğan to do this?
The next time you hear one of those politicians declaring the need to crack down on civil liberties or immigrant rights because of the need for absolute “war” against terrorism bear all this in mind. Their resolve is exactly as “absolute” as it is politically convenient. Turkey, after all, is a “strategic ally”. So after their declaration, they are likely to head off to share a friendly cup of tea with the very man who makes it possible for Isis to continue to exist.