A la lec­ture d’un arti­cle paru dans la ver­sion Le Monde inter­na­tion­al, inti­t­ulé “Turquie : à Sil­van, la pop­u­la­tion kurde est « lasse de la vio­lence”, j’ai soudain cru revenir des années en arrière, à une époque où la plus grande par­tie de la presse française fai­sait croire à tout le monde que le siège de Sara­je­vo était le résul­tat d’un malen­ten­du sur le dos de pop­u­la­tions civiles qui n’avaient rien demandé.

Ayant passé sous silence toute une cam­pagne de purifi­ca­tion eth­nique com­mencée aupar­a­vant, les médias pre­naient alors la posi­tion du jour­nal­iste couché et ren­voy­ait dos à dos ceux qu’ils qual­i­fi­aient de « bel­ligérants ». On pour­rait se deman­der pourquoi aucun de ceux là, qui ont été par­fois jusqu’à écrire, témoign­er de « tirs bosni­aques con­tre eux mêmes » pour se « vic­timiser » et « obtenir une réac­tion inter­na­tionale » n’ont pas émis de protes­ta­tions véhé­mentes lorsqu’une par­tie des coupables des crimes de guerre ont été traduits devant le TPI.
Bref, le « jour­nal­iste » objec­tif ne l’é­tait pas tant que ça alors, puisqu’il aidait à bâtir un « roman de guerre » par­lant de guerre eth­nique, religieuse, voire « trib­ale » à pro­pos de l’a­gres­sion serbe, puis croate, en Bosnie Herzégovine.
Toute la gauche française, et avec, la majeure par­tie de la dite « rad­i­cale », con­tin­ue d’ailleurs à racon­ter ce roman sur l’é­clate­ment de l’ex Yougoslavie, en reprenant l’écri­t­ure mit­ter­ran­di­enne de la chose.
Mais je ne veux pas me laiss­er aller sur une ques­tion que j’ai vécu de bien trop près, car ce n’est pas l’ob­jet de ma chronique.

Mais le par­al­lèle est saisissant.

Voilà un envoyé spé­cial pour le Monde, qui fait dans le réc­it détail­lé, factuel, doc­u­men­té, et par­le de la las­si­tude des pop­u­la­tions kurdes.
Je ne sais quel âge a ce jour­nal­iste, mais il ne doit pas ignor­er que ces mêmes pop­u­la­tions subis­sent ces assauts, ces brimades, ces exac­tions, depuis des décen­nies. Il n’est pas sans savoir, et les murs des habi­ta­tions sont là pour le lui rap­pel­er, que des balles sif­flent depuis bien longtemps dans la région, et que si l’ar­mée va jusqu’à bom­barder des cimetières, c’est aus­si parce qu’ils étaient bien rem­plis, tant les forces de répres­sion ont fourni de cadavres à y dépos­er durant presque cinquante ans.
Les jeunots qu’il décrit presque comme « jouant à la guerre » savent par­faite­ment com­ment des mem­bres de leurs familles sont morts, par­fois sup­pli­ciés, tor­turés devant des proches.… A moins bien sûr qu’il ne pense, puisque les auteurs de ces exac­tions vien­nent d’être relaxé par des tri­bunaux récem­ment, qu’il ne s’agisse que de « réc­its dra­ma­tiques» des­tinés à fig­ur­er sur des let­tres de demande d’ asile indues en France…

Oui, les pop­u­la­tions kur­des sont lass­es de la guerre. Oui, ces pop­u­la­tions veu­lent la paix. Elles ont payés le prix du sang et des larmes pour cela.

Le proces­sus de négo­ci­a­tions qui avait été entamé entre le PKK et le régime ne fai­sait qu’en­tériner cette las­si­tude, ce con­stat d’une guerre inutile.

Ce jour­nal­iste ne décou­vre donc que l’eau chaude.

Mais oubli­er que le proces­sus de négo­ci­a­tions a été rompu (la répres­sion des forces armées n’avait fait pour­tant que dimin­uer en inten­sité, en restant dans la « légal­ité répub­li­caine ») par Erdo­gan, et lui seul, c’est encore ren­voy­er les respon­s­abil­ités de cette guerre des deux côtés. Ne pas analyser le résul­tat élec­toral de novem­bre comme le résul­tat d’une divi­sion extrême du Pays, avec l’in­stru­men­tal­i­sa­tion de la vio­lence au Kur­dis­tan en arme élec­torale absolue, c’est être amené à écrire sur « l’échec d’une stratégie du PKK depuis juil­let », comme il le fait.

A qui prof­ite cette inter­pré­ta­tion de la réalité ?

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D’une part, elle ne per­met pas de met­tre côte à côte la « las­si­tude » des pop­u­la­tions et la « rad­i­cal­i­sa­tion » des plus jeunes. Les deux sont légitimes et com­préhen­si­bles. Et ces jeunes n’obéis­sent pas à des con­signes du PKK, mais sont à bout, en con­statant qu’après avoir atten­du un résul­tat élec­toral, celui-ci se retour­nait encore con­tre eux. Ils ne com­pren­nent pas non plus cette las­si­tude de leurs aînés, qui eux, ont crû au proces­sus de paix et à l’au­tonomie pos­si­ble dans la Grande Turquie.
La ques­tion n’est donc pas celle de la stratégie du PKK, mais bien la poli­tique jusqu’au boutiste d’Er­do­gan et de son gou­verne­ment, con­statant un moment prop­ice pour pouss­er plus avant un avan­tage con­tre les Kur­des. Divis­er le « mou­ve­ment pour la paix » qui a bien fail­li men­ac­er son élec­tion, jouer la con­tra­dic­tion HDP/PKK, voilà bien l’ob­jec­tif de l’AKP, qui sait avoir le silence com­plice des par­tis kémal­istes sur cette question.
Bien malin est celui qui sait jusqu’à quel mas­sacre cette poli­tique peut aller, ni quelle est la longueur de la ficelle, vis à vis des gou­verne­ments qui le soutiennent.

Et c’est aus­si là que cette « inter­pré­ta­tion de la réal­ité » sert à jus­ti­fi­er non seule­ment une poli­tique de sou­tien des gou­verne­ments européens, mais une « écri­t­ure » du roman turc pour les pop­u­la­tions européennes, et en par­ti­c­uli­er ici pour la française : « Il s’a­gi­rait bien de la vieille stratégie ter­ror­iste du PKK », d’un truc pas Char­lie du tout, et dont on aurait tort de s’émouvoir.
Les pop­u­la­tions de Sil­van sont donc vic­times col­latérales du ter­rain de jeu du PKK… Et donc Erdo­gan, maître dans son pays, y met bon ordre, comme le ferait un Cazeneuve à Calais.

Du coup, les « répub­li­cains » de la gauche rad­i­cale ici, gavés des romans mit­ter­ran­di­ens sur les « guer­res extérieures », pour­raient même aller jusqu’à douter.

Loin de moi l’idée de dire que ce « cor­re­spon­dant » du Monde va don­ner le « la » et que son « reportage » soit si impor­tant que cela. Je cherche sim­ple­ment à m’ex­pli­quer pourquoi, alors que ce roman anti kurde paral­yse la Turquie kémal­iste et prof­ite à l’AKP, on aurait presque ici une indif­férence ana­logue de la part de nos cocardiers de gauche, qui auraient pour­tant là une bonne occa­sion d’ex­ercer leurs tal­ents ora­toires con­tre un Hol­lande abhorré.

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Lass­es ou pas lass­es, les pop­u­la­tions civiles de Sil­van et pas qu’elles, sont sous la men­ace de destruc­tions de leurs quartiers au nom de ce qu’Er­do­gan appelle une « guerre pour la paix »et les morts con­stru­isent un mur de haine.

Enfin, ce type de ren­voi dos à dos de « bel­ligérants », empêche de s’in­ter­roger sur ce que serait les suites pos­si­bles de cette guerre et les choix poli­tiques qui restent dans ces con­di­tions à l’op­po­si­tion démoc­ra­tique. Le con­texte région­al, les ques­tions d’arme­ment des com­bat­tants réfugiés en Irak, l’ex­is­tence de Kobane, changent aus­si la donne par rap­port aux années 1990. Et ce serait au moment où la ques­tion de la « séces­sion » n’est plus à l’or­dre du jour, que les faits pour­raient y con­duire, dans la pire des solu­tions meurtrières.

Je devance donc ici des ques­tion­nements, qui me parais­sent indis­pens­ables, sur ce qui se déroule au Kur­dis­tan, et qui pour­rait trou­ver sur leur chemin ces répons­es toutes faites de “cor­re­spon­dants de guerre” de presse offi­cielle qui brosse un tableau de l’à peu près. La sol­i­dar­ité ne se dis­cute pas, ne s’é­conomise pas, mais doit aus­si per­me­t­tre de penser l’avenir.

Mais c’est vrai que je ne suis pas objectif.

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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…