La grande masse des Turcs en ce 1er novem­bre a décidé de fournir un qua­si-plébiscite au par­ti d’Er­do­gan, l’AKP. Dans les rangs des démoc­rates, de la gauche de Turquie, des minorités nationales et cul­turelles c’est une grosse gueule de bois face à la vic­toire des « têtes d’am­poule » à laque­lle per­son­ne ne voulait croire il y a quelques jours encore. Cha­cun don­nait ses pronos­tics sur la chute annon­cée du nou­veau « sul­tan » (ou du nou­veau cal­ife), grisé par le secret espoir que la masse des Turcs aurait enfin com­pris ce qu’é­tait ce régime islamo-fas­ciste, mafieux et crim­inel par essence. Depuis le cam­ou­flet des élec­tions du 7 juin, la reprise de la sale guerre con­tre les Kur­des a fait des cen­taines de morts civiles, 126 per­ma­nences du Par­ti Démoc­ra­tique des Peu­ples (HDP) ont été attaquées, ses mil­i­tants et élus arrêtés, par­fois lynchés, et surtout le pays a con­nu le plus meur­tri­er atten­tat de son his­toire à Ankara le 10 octo­bre dernier. Les évi­dences d’une com­plic­ité de l’État turc avec les « petites mains » de l’État Islamique (Daech) ne font plus aucun doute et pourtant.…

« Derin Halk », le « peuple profond »

Les stars de l'AKP et leurs paroles devenues "cultes". Comme "Je suis le poil du cul d'Erdogan", phrase prononcée par une vieille dame.

Les stars de l’AKP et leurs paroles dev­enues “cultes”. Comme “Je suis le poil du cul d’Er­do­gan”, phrase pronon­cée par une vieille dame.

…on avait un peu vite oublié que le peu­ple turc dans sa majorité est soumis à un lavage de cerveau depuis son plus jeune âge, à coups de sourates et de sirènes nation­al­istes. L’a-t-on vu ce peu­ple soumis à la dic­tature de l’e­sprit, s’élever con­tre la con­struc­tion de mil­liers de mosquées à tra­vers le pays à la place d’é­coles ou d’hôpi­taux dont il manque cru­elle­ment ? Ne l’a-t-on pas vu embrass­er les mains per­fides des sbires d’Er­do­gan qui achè­tent ses votes depuis plus de dix ans avec des paque­ts de mac­a­ro­nis et des sacs de char­bon ? Ne l’a-ton pas enten­du hurler sa haine des « traitres à la Patrie », « kur­des ter­ror­istes séparatistes » dans la ter­mi­nolo­gie offi­cielle turque ?

Allons, réveil­lons-nous, dans un pays qui compte encore entre 10 et 20% d’anal­phabètes, et où 30% de la pop­u­la­tion ne dépasse pas l’en­seigne­ment pri­maire1 com­ment s’é­ton­ner que les ficelles les plus gross­es de la pro­pa­gande AKP ne génèrent pas des mil­lions de voix ?!

Depuis 2002, le « peu­ple pro­fond » a porté au pou­voir l’AKP, depuis l’Ana­tolie cen­trale jusqu’à l’est de l’Ana­tolie. C’est encore vrai pour ces élec­tions du 1er novembre.

"Mon Sultan Abdülhamid, ton héritage est dans des mains sures. Tu peux dormir tranquille maintenant." (La branche féminine de l'AKP Eskişehir)

Mon Sul­tan Abdül­hamid, ton héritage est dans des mains sures. Tu peux dormir tran­quille main­tenant.” (La branche fémi­nine de l’AKP Eskişehir)

C’est le petit monde des « pardesü »2 et des « kıro »3 qui a besoin d’un état pater­nal­iste qui le pro­tège de l’anx­iété générée par la pos­si­bil­ité d’un change­ment. Pous­sant à out­rance le rôle du pro­tecteur, le pre­mier min­istre Davu­to­glu a ain­si usé d’ar­gu­ments élec­toraux impa­ra­bles : « Main­tenant, vous avez du tra­vail, un salaire, du pain. Que vous reste-t-il ? Un con­joint (…). Lorsque vous avez besoin d’un con­joint, vous devez d’abord aller voir vos par­ents et s’ils ne trou­vent pas, vous venez nous voir ». Il a égale­ment promis d’aider les céli­bataires à faire leur trousseau. L’État accordera une somme équiv­a­lente à 20% de la somme présente sur le compte ban­caire ouvert dans ce but. « Vous avez économisé 100 000 livres ? Eh bien l’État ajoutera 20 000 livres et ça vous fera 120 000 livres. Un tel État n’est-il pas digne d’être aimé ? N’est-il pas un hon­neur d’être le citoyen d’un tel État ? » a‑t-il demandé lors d’un meet­ing élec­toral à Urfa.

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Tel un père qui peut égale­ment devenir fou­et­tard l’AKP n’a pas ménagé non plus les men­aces pour s’as­sur­er les votes du « peu­ple pro­fond ». Chan­tage au chô­mage venant du prési­dent de l’Assem­blée Nationale, chan­tage au désor­dre et à l’in­sécu­rité venant du Pre­mier Min­istre, tout ou presque a été fait pour faire se déplac­er en masse les électeurs de Erdogan.

Enfin, l’u­til­i­sa­tion du vieux dis­cours chau­vin et nation­al­iste a com­plété effi­cace­ment la vic­toire élec­torale. Devant plus de 100 000 de ses par­ti­sans à Istan­bul, Erdo­gan déclarait le 20 octo­bre qu’il con­tin­uerait à anéan­tir la guéril­la kurde, appelant à envoy­er au par­lement unique­ment des « députés nationaux » (com­pren­dre pas de Kur­des, ni d’Alévis, ni d’Ar­méniens, ni d’Assy­ro-chaldéens comme en présente le HDP) : « Je veux que vous envoyiez – peu importe leur par­ti – 550 députés nationaux qui tra­vailleront de tout cœur pour ce pays au Par­lement lors des élec­tions du 1er novem­bre. Je pense que vous com­prenez ce que j’es­saye de vous dire, n’est-ce-pas ? C’est la seule chose dont a besoin la Turquie aujour­d’hui. La seule solu­tion est la volon­té du pays. Tout sera facile si vous envoyez des députés nationaux au Par­lement. Je fais con­fi­ance à mon pays sur ce point»

Une répres­sion tous azimuts approu­vée par la majorité

La Turquie a con­nu depuis les élec­tions du 7 juin, une répres­sion tous azimuts con­tre les opposants à Erdo­gan. De jeunes kur­des ont été lynchés à mort ou humil­iés dans de nom­breuses villes du pays, des élus du HDP ont été arrêtés, mis en garde à vue ou en rési­dence sur­veil­lée, plus d’une cen­taine de ses per­ma­nences élec­torales ont été attaquées, cer­taines incendiées, des villes et quartiers kur­des ont été placés sous état d’ur­gence, des dizaines de civils ont été tués et des atten­tats (à Suruç et à Ankara) ont été com­mis par des ter­ror­istes islamistes avec la com­plic­ité de l’État con­tre les opposants à l’AKP. 33 morts à Suruç, 128 à Ankara…des cen­taines de blessés et mutilés…imaginons l’onde de choc pou­vant être provo­quée par un tel événe­ment dans tout autre pays.

En Turquie, seuls quelques courageux mil­liers de man­i­fes­tants ont dénon­cé « l’as­sas­sin Erdo­gan ». Où était le peuple ?!

La répres­sion a touché égale­ment la presse. Des jour­nal­istes ont été licen­ciés de force, des titres sai­sis, des chaînes de télévi­sion réduites au silence, twit­ter bloqué…La mise sous tutelle des médias a ain­si per­mis que durant la cam­pagne élec­torale, toutes chaînes con­fon­dues, le temps de parole pour l’AKP soit de 238 heures con­tre 63 heures pour les trois autres par­tis réunis…dont 6 heures seule­ment pour le HDP. Pour la seule chaîne éta­tique TRT, 30 heures à l’AKP pour 18 min­utes au HDP !4

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Le peu­ple turc dans sa majorité sem­ble dés­in­téressé par ce dénis de démoc­ra­tie. De même, il sem­ble s’ac­com­mod­er de la fraude mas­sive con­statée sur le ter­rain, en par­ti­c­uli­er dans les zones à majorité kurde, de l’an­nonce des résul­tats élec­toraux avant même la con­clu­sion du Haut Con­seil Élec­toral (YSK) : 4,6 mil­lions de voix en plus pour l’AKP, voilà de quoi don­ner rai­son à Erdo­gan quand il pré­tend représen­ter la « Volon­té Nationale » ( Mil­li Irade). De quoi lui per­me­t­tre aus­si de déclar­er ce matin : « La nation s’est man­i­festée, le 1er novem­bre, en faveur de la sta­bil­ité. Soyons unis, soyons frères et que la Turquie soit unie. Désor­mais, un par­ti comp­tant 50% des voix détient le pou­voir. Cela devrait être respec­té par le monde entier, mais je n’ai pas con­staté une telle matu­rité ».

Une erreur des forces démocratiques

Grisés que nous étions par les résul­tats du 7 juin, nous ne pou­vions qu’e­spér­er une nou­velle pro­gres­sion élec­torale des forces démoc­ra­tiques réu­nies autour du HDP. Com­ment envis­ager que ce par­ti perdrait 1 mil­lion de voix et env­i­ron 20 députés ?!

Nous avions sans doute oublié un des fon­da­men­taux en poli­tique, que nulle part les change­ments pro­fonds dans un pays n’ont été con­quis par les urnes. D’au­tant plus dans un pays comme la Turquie.

Par ailleurs, le HDP est lui-même respon­s­able de plusieurs erreurs qui ont amené cette défaite électorale.

  • la pre­mière à mon sens a été un refus de faire un cli­vage net avec le CHP sur la ques­tion kurde, alors que le CHP a rejoint l’u­nion sacrée AKP/MHP lors de la reprise de la sale guerre dans les zones kur­des suite à l’at­ten­tat de Suruç. Le slo­gan cen­tral appelant à la paix, s’il avait l’a­van­tage d’at­tir­er quelques frac­tions déçues du kémal­isme répub­li­cain, n’é­tait pas à la hau­teur des enjeux. Lorsque des villes sont occupées par les blind­és, les vil­lages et les cimetières bom­bardés, lorsque les jeunes mil­i­tants sont assas­s­inés dans des atten­tats à la bombe, où lynchés à Erzu­rum ou Antalya, c’est la ques­tion de l’au­todéfense du peu­ple qu’il faut pos­er. Puisque l’État turc assas­sine ses citoyens, les citoyens doivent s’or­gan­is­er en comités d’au­todéfense. Le HDP n’a pas pris ce levi­er poli­tique en main, respec­tant une « démoc­ra­tie » qui n’ex­iste pas.

  • La sec­onde est d’avoir cessé les meet­ings publics et par-là même la cam­pagne élec­torale après l’at­ten­tat d’Ankara. Le trau­ma­tisme engen­dré par l’at­ten­tat s’est trans­for­mé en mutisme poli­tique après les pre­mières man­i­fes­ta­tions de colère légitime face à l’État assas­sin. Craig­nant sans doute d’autres provo­ca­tions, atten­tats et morts dans ses rangs, le camp démoc­ra­tique a, là encore, été vic­time de l’il­lu­sion qu’en appelant au calme et en jouant la carte de la « respon­s­abil­ité poli­tique », il engrangerait dans les urnes la révolte con­tre Erdo­gan. De sur­croît, dans un con­texte mar­qué par la cen­sure des médias, l’ex­pres­sion publique en meet­ing restait la seule carte à jouer.

  • Enfin, le manque de pré­pa­ra­tion face à la fraude élec­torale organ­isée con­duit aujour­d’hui les électeurs du HDP et plus générale­ment les forces démoc­ra­tiques à un réveil douloureux. Depuis des semaines, nous savions tous que les élec­tions se dérouleraient dans un cli­mat par­ti­c­uli­er dans les zones kur­des là où juste­ment le HDP a puisé sa force le 7 juin dernier. Nous savions que la fraude y serait mas­sive. Il y a ceux qui énervés par les résul­tats se sont empressés d’ac­cuser les Kur­des « rétro­grades » d’avoir retourné leur veste en votant AKP cette fois. Trop facile quand c’é­tait aus­si le rôle du HDP de refuser que les élec­tions se tien­nent dans un tel climat…de guerre. Dans d’autres pays, les forces démoc­ra­tiques ont demandé que unique­ment des obser­va­teurs étrangers et indépen­dants con­trô­lent le déroule­ment du scrutin et empêchent les intim­i­da­tions sur les électeurs. Le HDP aurait du con­di­tion­ner sa par­tic­i­pa­tion au scrutin à ce con­trôle indépendant.

Les forces démoc­ra­tiques en Turquie doivent aujour­d’hui s’in­ter­roger sur ces erreurs et ne pas les renou­vel­er car la sit­u­a­tion est lourde de men­aces claires con­tre elles. Il faut rompre avec l’il­lu­sion élec­torale et men­er désor­mais le com­bat dans la rue, organ­is­er l’au­todéfense des minorités pour impos­er dans les luttes une vraie démoc­ra­tie « by any means nec­es­sary » pour para­phras­er Mal­com X.

erwan-kerviel-3Erwan Keriv­el

Ecrivain et chercheur sur l’Alévisme, auteur de « La Vérité est dans l’Homme, les Alévis de Turquie » et de « Les Fils du Soleil, Arméniens et Alévis du Dersim »


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