Le 29 octo­bre 2015 on célébrait la 92ème année de la République en Turquie.

Et Erdo­gan, le grand leader mon­di­al, dis­ait dans son dis­cours de la veille dans son style habituel :

Notre nation était agressée voire abusée au nom de la République. Ils ont lais­sé de côté, con­sid­érant qu’elle ne fai­sait pas  par­tie de la République, la nation qui ne cor­re­spondait pas à leur descrip­tion du mod­èle « citoyen val­able », avec ses habi­tudes ves­ti­men­taires, sa langue, sa croy­ance, sa cul­ture, sa musique.

Nous, nous avons mis fin à ce genre de pre­scrip­tions qui dés­ap­prou­vent et qui méprisent nos êtres humains.

Demain, lors des célébra­tions de la fête de République, un nou­veau con­cept, qui sym­bol­ise les valeurs et les pro­grès de 1000 ans de notre nation, sera exposé. Lors des célébra­tions de demain, mes chers frères, le même orchestre, jouera le “Köçek­leme”, oeu­vre d’Ul­vi Cemal Erkin qui est une inter­pré­ta­tion de notre pro­pre cul­ture, et la marche Turque que Mozart, célèbre com­pos­i­teur a com­posé en s’inspirant de notre cul­ture. Encore, par­ti­c­ulière­ment, quand vous regardez les sou­venirs attachés aux années 40, vous ver­rez le para­doxe pro­fond entre les célébra­tions de la République et la vie et l’état d’âme de la nation. D’un côté les célébra­tions de la République avec fracs, valse et cham­pagne, à l’extérieur, de l’autre côté de la porte, la nation, qui ne trou­ve pas de veste pour met­tre à son dos, chaus­sures à ses pieds, qui à moitié faim, essayant de sur­vivre,  et qui était en train de regarder ce paysage avec étonnement.

Un dis­cours pop­uliste, opposant les cha­peaux hauts de forme de la République kémal­iste au petit peu­ple spec­ta­teur, vécu lors d’an­ci­ennes célébra­tions, au nom d’un culte nou­veau, mi igno­rance, mi nos­tal­gie ottomane.

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Applaud­isse­ment des uns, rires (jaunes) d’autres…
Oui, par­fois, il vaut mieux rire.

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L’homme qui a pronon­cé la phrase “ils val­saient quand la nation avait faim” vit ici. 

Il y a pour­tant de la vérité dans ces paroles. Mais les vérités sont un peu tor­dues par le pop­ulisme notoire du bonhomme.

Je ne suis pas une “spé­cial­iste”, je par­lerai de ce que j’ai per­son­nelle­ment con­staté, autour de moi, dans ma famille… Voyez-vous, je suis née dans une grande famille d’o­rig­ine rurale mais qui a pris, après l’ex­ode rur­al, l’as­censeur social et cul­turel. Elle fait par­tie des nom­breuses familles dont les enfants arrivant en ville ont pu accéder aux études (autour des années 40–50) ensuite grossir la classe moyenne, par­fois aller au delà. Pour cer­tains, il n’é­tait pas facile de rester intè­gre, authen­tique, par­fois même il y en a qui ont renié voire voulu oubli­er leur origine.

Il est vrai que après la fon­da­tion de la République, les “réformes” sont arrivées rapi­de­ment. Mais cela peut se com­pren­dre, en se pen­chant un moment sur les con­di­tions et con­textes de l’époque. Ce n’est pas le sujet. Il est vrai que dans les années qui ont suivi et pen­dant longtemps, une grande par­tie des intel­lectuels en pos­ture d“élite” s’est s’est éloignée des mass­es pop­u­laires. C’est un long sujet, mais on peut don­ner le sché­ma avec quelques rac­cour­cis. Ne serait ce qu’un petit exem­ple de vocab­u­laire expose claire­ment cette bifur­ca­tion. Un mépris pour le rur­al, pour “l’ig­no­rant”, est né et a con­tin­ué d’ex­is­ter jusqu’à nos jours. “Paysan”, “rur­al”, “ouvri­ers” même “concierge”, poste d’ ”homme à tout faire” pris sou­vent par des ruraux arrivant dans les grandes villes, ou encore “kıro”, (fils, en kurde- et ça en dit long…), sont devenus des mots définis­sant une “per­son­ne mal dégrossie”, “plouc” et encore je suis polie… Je vous passe tous les mots injurieux liés aux minorités, un peu comme en France… Oh com­bi­en de fois je les ai enten­dus avec mes pro­pres oreilles.

Un autre exem­ple : la Cul­ture avec un C majus­cule s’est vidée de la cul­ture pop­u­laire, un peu comme on con­state pour l’art con­tem­po­rain. Oh, com­bi­en de fois je me suis engueulée avec des amis qui me regar­daient de tra­vers parce que j’aimais la musique pop­u­laire, tout en aimant Mozart.

On par­le là, des dif­férences sociales. Je n’ou­blierais jamais la tête de mes par­ents, quand je leur ai présen­té un cou­ple d’amis français, dont la femme était directeur de banque et l’homme cheminot. Inimag­in­able en Turquie.

Et cette falaise sociale, cul­turelle, économique, et j’en passe d’autres, était devenu omniprésente et pal­pa­ble dans la vie de tous les jours, à chaque instant. Com­bi­en de fois on m’a “cri­tiquée” parce que je m’adres­sais un un serveur, ou un concierge, d’é­gal à égal, au lieu d’or­don­ner mes deman­des, c’est à dire “affirmer” ma classe sociale, sans doute…

Les dif­férences sociales s’é­tant creusées pen­dant de longues années et sous dif­férents pou­voirs, ce mépris dont Erdo­gan s’est emparé est réel. On a fait bien com­pren­dre à ces mil­lions de gens, qu’ils étaient le “petit peu­ple”, parce que “pau­vre”, parce que “plouc”, parce que “pas étudié”, parce que “ignare” même “crétin”… et bien sur majori­taire­ment “croy­ant”. C’est dans tout ce cock­tail que j’ai vu et vécu un repli iden­ti­taire qui s’est focal­isé sur la reli­gion, avec cer­tains proches de ma pro­pre famille dans ces dernières dizaines d’années.

Tayyip vient lui même de ce milieu social pop­u­laire. Ras­surez vous, il n’est pas né avec une cuil­lère en or dans la bouche ni a été élevé dans des palais. Il a lui même vécu l’as­censeur, pour lui, de la “car­rière poli­tique” et tout ce qui lui colle comme casseroles pour y par­venir. Bref, il con­nait bien le “petit peu­ple”, il sait leur par­ler. C’est grâce “au petit peu­ple” qu’il est venu au pou­voir et qu’il y reste.

tayyip-ancien-petit-peuple

Avec l’aile AKP de ma famille, on a com­mencé à s’éviter. J’avais pour­tant régulière­ment fréquen­tés ces gens, depuis toute petite, je les avais aimés, ils m’aimaient. Ils étaient, certes très croy­ants, de sim­ples per­son­nes de bon sens, avec lesquelles j’avais de bonnes rela­tions dans la tolérance et le respect mutuels. Eh bien, ils sont devenus des big­ots incon­di­tion­nels de Tayyip. Je ne sup­por­t­ais plus leur céc­ité, la con­ver­sa­tion était dev­enue impos­si­ble. Le jour où ils ont accroché un dra­peau de 4 mètres sur leur bal­con, avec la pomme de Tayyip dessus, j’ai coupé.

C’est la pro­gres­sion du pays vers la divi­sion qui a fait cela. C’est Tayyip qui s’est acca­paré le “mépris” dont souf­frait “le petit peu­ple”, il a creusé les falais­es à chaque dis­cours, par­lant de “ils” et de “nous” (comme dans les deux extraits dans cet arti­cle).… Et puisqu’il n’est pas près de quit­ter son Palais, il creuse encore. Avec tous ses moyens.

C’est tout de même inouï, de le voir aujour­d’hui faire ce dis­cours. Je bloque surtout sur la phrase de la fin. “D’un côté les célébra­tions de la République avec fracs, valse et cham­pagne, à l’extérieur, de l’autre côté de la porte, la nation, qui ne trou­ve pas de veste pour met­tre à son dos, chaus­sures à ses pieds, qui à moitié faim, essayant de sur­vivre, était en train de regarder ce paysage avec étonnement.”
Bon d’ac­cord, il ne valse pas et il boit du “ayran”, mais au lieu de “fracs” il se balade en Ver­sace, Ken­zo, et il fait son dis­cours de sem­blant de célébra­tion de la République, der­rière les portes de son Palais illé­gal de 1000 pièces, con­stru­it avec l’ar­gent de la “nation” dont il n’en a rien à foutre à part les bul­letins de vote. Ce peu­ple crève la dalle encore aujour­d’hui, pen­dant qu’il stratège et mani­gance le cul posé sur ses fau­teuils dorés en toc de par­venu, sauf qu’une par­tie du peu­ple con­tin­ue de regarder béate­ment “ce paysage” et leur leader s’au­to­proclamer “grand”, se sen­tant eux mêmes “grands” par procuration.

Vaude­ville…

Et le dernier acte du spec­ta­cle se passe devant le palais, le jour même de la fête de la République. C’est à dire le lende­main de ce dis­cours mémorable. Tayyip s’offre alors un « un bain de foule » depuis le bal­con de sa cabane. Une méga­phone à la main il exprime son affection :

Nous serons vail­lants, nous serons grands, nous serons la Turquie tous ensem­ble… Je célèbre de tout mon coeur, ce tableau de fra­ter­nité.  Que Allah ne sépare pas votre ensem­ble. Nous vous salu­ons depuis le siège de la Prési­dence avec des sen­ti­ments les plus sincères. 

Il aime son peu­ple, il est proche du peu­ple… La preuve, c’est une vraie acco­lade avec le peu­ple, une immer­sion chaleureuse…

Cette image passe instan­ta­né­ment dans les annales, reprise sur les réseaux avec humour…

Oui, par­fois, il vaut mieux rire… Et on rit beau­coup en Turquie depuis une belle lurette.

http://twitter.com/onudemekistedim/status/659755008435617792/photo/1

Aimer de loin, c’est le plus sécurisé des amours.

 

http://twitter.com/sezimozadali/status/659736951663276033/photo/1

Trou­vez le peu­ple sur la photo.

 

http://twitter.com/nekrofilzombi/status/659748746494889984/photo/1

Notre courageux Prési­dent de République salue le peuple.

http://twitter.com/sunigundem/status/659744544670556160/photo/1

Les immoraux résis­tants de Gezi mani­gan­cent encore pour salir. Voilà le men­songe des résis­tants de Gezi, voilà la réalité.

http://twitter.com/satrayni/status/659751121792159744/photo/1

Tout ce que vous faites men­songes et dés­in­for­ma­tion. [voilà] l’o­rig­i­nal de la photo.

http://twitter.com/s0luk/status/659750518928093185/photo/1

Le Prési­dent de République envoit du rei­ki au peuple.

Quant à  la presse pro-AKP au ser­vice d’Er­do­gan, elle est la risée, même des piou­pi­ous… Voilà le tweet de Kar­ga Kafası (Tête de cor­beau), le compte d’un dessi­na­teur dont j’aime bien la plume et le bec :
Il n’y a rien de pire qu’un mau­vais photoshop

 

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Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.