Lors du Fes­ti­val Pre­mier Plans à Angers en jan­vi­er 2010, j’ai ren­con­tré une jeune femme. Sen­em Tüzen présen­tait alors son deux­ième court métrage “Süt ve çiko­la­ta” (Lait et choco­lat). Entre deux pro­jec­tions, nous sommes par­ties ensem­ble à la décou­verte des lumières des bor­ds de Loire et des façades blanch­es de la région. Je retrou­ve quelques années plus tard une réal­isatrice accom­plie. Mer­ci encore pour ces moments.

Le pre­mier long métrage de Sen­em Tüzen est un film de femmes.

Nes­rin est une jeune cita­dine divor­cée qui décide de retourn­er au vil­lage de sa grand-mère, au fin fond de l’Anatolie, afin de ter­min­er un roman. Un jour, sa mère, Halise, arrive de façon inat­ten­due avec la ferme inten­tion de ne pas laiss­er sa fille seule. Cela paral­yse com­plète­ment l’inspiration de celle-ci et trans­forme le vil­lage tout entier en prison aux yeux de Nesrin.

L’écrivain et réal­isatrice mène son scé­nario avec brio. Elle organ­ise  de façon con­va­in­cante ses élé­ments tout en faisant mon­ter la ten­sion. Aucune lumières arti­fi­cielles ni couleurs vives dans le film. Le scé­nario dépouil­lé et resser­ré, la recon­struc­tion des espaces et des portes, ain­si que la promis­cuité d’une cham­bre qui ne laisse pas respir­er Nes­rin, qui, tel un lion dans sa cage se laisse aller presque par chan­tage affec­tif à la com­pas­sion pour sa mère, con­tribuent à la sen­sa­tion d’é­touf­fe­ment. La con­nivence entre Esra Bezen Bil­gin et Nihal Koldaş est effi­cace et nous offre des moments d’une grande puis­sance, comme cette scène où Halise pleure de façon incontrôlable.

La cohab­i­ta­tion est impos­si­ble entre les deux per­son­nages. Mal­gré l’affection et l’amour, ils incar­nent deux lignes de fuite opposées, qui sym­bol­isent un prob­lème par­ti­c­ulière­ment déli­cat dans la Turquie actuelle, à cheval entre deux mon­des et deux époques. 

D’un côté, la mère est comme un pois­son dans l’eau dans l’environnement com­mu­nau­taire et pro­fondé­ment religieux du vil­lage. Elle s’entend avec les voisines et recourt aux rit­uels et à la tra­di­tion pour résoudre les prob­lèmes. De l’autre côté, la fille sent  qu’elle perd pied dans cet envi­ron­nement. Elle lutte pour s’affirmer — pas seule­ment à tra­vers son rêve de devenir écrivain — et trou­ve l’amitié en la per­son­ne d’une pécher­esse mar­ginale et méprisée par les habi­tants du vil­lage. Elle voit, dans la fuite, l’unique moyen de résoudre les conflits. 

Cepen­dant, il est impos­si­ble de fuir, dans cette con­fronta­tion entre moder­nité et com­mu­nau­tarisme. Où faudrait-il aller ?

anayurdu-senem-tuzunSen­em Sen­em Tüzen est née à Ankara en 1980 et détient un diplôme en ciné­ma de la Mimar Sinan, Académie des Beaux Arts d’Is­tan­bul. Elle a dirigé un cer­tain nom­bre de courts métrages qui ont été “récom­pen­sés” dans le monde entier. En par­ti­c­uli­er, son court “Unus Mundus” a séduit les cri­tiques de ciné­ma turcs : Prix du meilleur court de l’As­so­ci­a­tion en 2009. La même année, son court métrage “Lait et choco­lat” avait été nom­iné pour le même prix. Out­re la direc­tion, elle fonc­tionne égale­ment comme un édi­teur, cinéaste et productrice.

Ana Yur­du” (Mère Patrie) est son pre­mier long métrage. Le per­son­nage prin­ci­pale Nes­rin représente des cen­taines de mil­liers de femmes qui ont gran­di dans les villes mod­ernes après que leurs par­ents aient émi­gré de vil­lages tra­di­tion­nels. Les per­spec­tives et les attentes de beau­coup de ces enfants sont sou­vent loin des habi­tudes tra­di­tion­nelles et religieuses de leurs par­ents. Dans la Turquie mod­erne ce con­flit est récur­rent. Il est dif­fi­cile pour cer­taines per­son­nes de con­cili­er l’in­flu­ence de leur famille et celle de la société “mod­erne” dans laque­lle ils ont gran­di. Cela est encore plus vrai pour les jeunes femmes en Turquie.

Avec ce film mon but a été d’ex­plor­er la nature de la rela­tion mère-fille, tout en exam­i­nant les com­plex­ités psy­chologiques spé­ci­fiques à tra­vers la fig­ure d’une fille dans la société turque.”

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Le film accu­mule les succès…

Après avoir raflé le prix 30e Semaine de la Cri­tique, la sec­tion par­al­lèle indépen­dante de la Mostra de Venise, Ana Yur­du fut l’é­toile du pré­cieux fes­ti­val de film turc Altın Koza dans sa 22ème édi­tion en sep­tem­bre 2015

Le prix du meilleur film de SIYAD a été décerné par l’As­so­ci­a­tion des cri­tiques de ciné­ma turcs à Ana Yur­du : “Parce qu’ Anayur­du racon­te avec courage et amour, les clairs obscurs d’une rela­tion  mère-fille, et l’his­toire d’une femme qui pos­sède la volon­té de rester debout dans une société dont le con­ser­vatisme se trans­forme en folie.”  Le prix du meilleur “réal­isa­teur” de Film-Yon a été décerné par l’As­so­ci­a­tion des réal­isa­teurs turcs, égale­ment à Ana Yur­du, parce que “La réal­isatrice met en scène ses per­son­nages avec un regard réal­iste et non super­fi­ciel et racon­te une his­toire sim­ple et sin­gulière avec un lan­gage ciné­matographique mûr et com­plet.” Sen­em a été aus­si primée pour son scé­nario, et Vedat Özdemir pour sa direc­tion ciné­matographique. Quant à l’ac­trice Nihal Koldaş, elle a reçu le prix de la meilleure interprète.

Anayur­du est actuelle­ment l’in­vité du Fes­ti­val de Varso­vie  qui s’est déroulé entre le 9 et le 18 octo­bre. Egale­ment can­di­dat du prix Unesco, lors des Asia Pacif­ic Screen Awards, il con­tin­uera son chemin…

Alors pourquoi faire la “pro­mo­tion” d’un film qui n’a guère besoin de Kedis­tan pour trou­ver le succès ? 

Sim­ple­ment parce que son sujet est aus­si au coeur des préoc­cu­pa­tions de la jeunesse turque, ajoutant une césure là où déjà les mosaïques cul­turelles de la Turquie sont instru­men­tal­isées les unes con­tre les autres par un pou­voir poli­tique sans scrupules. Parce que le choix de la “moder­nité” con­tre ses “racines” se dis­cute. Il peut aus­si être le choix du néo libéral­isme et de son pen­dant cul­turel, le culte de l’in­di­vidu devenu marchan­dise. Le film n’abor­de pas ce ver­sant, mais ouvre un champ de réflex­ion sur ce qui n’est pas qu’une ques­tion d’op­po­si­tion entre archaïsmes et modernité.

Et que le ciné­ma se fasse le reflet de ces inter­ro­ga­tions en marche, mon­tre qu’en Turquie, l’art est vivant, et bien vivant.


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Réal­isé par Sen­em Tüzen | Esra Bezen Bil­gin (Nes­rin), Nihal Koldaş (Halise), Fat­ma Kısa (Emine), Semih Aydın (Halil) Habibe Doy­gun (Habibe Aba)

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Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.