nTcQiu4eLe film du réal­isa­teur alévi Ulaş Bahadır ; “Madı­mak, Carina’nın Gün­lüğü” (Madı­mak, le jour­nal de Cari­na) est sur les écrans depuis le 25 sep­tem­bre et sort actuelle­ment dans les salles européennes.

Ce film racon­te le mas­sacre de Sivas, sivas-carte-turquieoù 37 per­son­nes, dont 33 intel­lectuels alévis avaient péri dans un incendie volon­taire le 2 juil­let 1993. Les vic­times étaient rassem­blées pour la 4ème édi­tion du fes­ti­val cul­turel alévi, Pir­Sul­tan Abdal, à Sivas. Une foule haineuse d’islamistes rad­i­caux a mis le feu à l’hôtel Madı­mak, où les par­tic­i­pants étaient logés. Dans l’incendie, des musi­ciens, des poètes, tels que Metin Altıok, Behçet Aysan, Has­ret Gül­tekin… sont morts asphyx­iés et brûlés. C’é­tait le deux­ième jour du fes­ti­val.  L’écrivain engagé Aziz Nesin, qui avait entre autres traduit le livre de Salman Rushdie, “Les Ver­sets sataniques” fut un des rares rescapés du mas­sacre, car les assail­lants ne l’avaient pas recon­nu. Dans l’attaque crim­inelle pour laque­lle la police n’est pas inter­v­enue, le per­son­nel de l’hôtel et des touristes ont égale­ment péris… 

Cari­na, Néer­landaise, seule touriste étrangère, venue pour s’immerger dans la cul­ture ana­toli­enne a fait par­tie des victimes. 

Le film d’Ulaş, racon­te cette his­toire à tra­vers le jour­nal de Cari­na en restant fidèle aux notes de la jeune fille.

Cari­na Cuan­na, 22 ans, étu­di­ante en anthro­polo­gie, était venue en Turquie pour pré­par­er une thèse uni­ver­si­taire sur « le rôle de la femme turque dans la famille et ses rela­tions avec son entourage ».

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Tu vas en Turquie, en es tu con­sciente ? Tu ne vas pas à Rotterdam !

Elle avait le pro­jet de pour­suiv­re des recherch­es en Turquie et faire con­verg­er son tra­vail au bout de 5 mois, avec les résul­tats de recherch­es de son amie Maryze, restée en Hol­lande, pour tra­vailler sur le sujet avec les femmes de la com­mu­nauté turque sur place.

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Cari­na prend con­tact avec Rah­mi, un employé du Bureau des Etrangers. Rah­mi, ori­ente Cari­na vers sa pro­pre famille à Ankara, chez laque­lle la jeune fille est accueil­lie. Une ami­tié nait spon­tané­ment entre Cari­na et les mem­bres de la famille qui avaient vécu pen­dant une péri­ode en Hol­lande. L’étudiante, élar­git ses ren­con­tres et fait con­nais­sance de Yasemin et Asuman, nièces de sa famille d’accueil. Les deux soeurs, sont au moment de cette ren­con­tre, dans des pré­pa­ra­tions pour le fes­ti­val de Pir Sul­tan Abdal qui aura lieu dans quelques jours…

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Cari­na, intéressée, passe une grande par­tie de son temps avec elles. Elle suit les pré­pa­ra­tions, fait des entretiens.

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Naturelle­ment, le 1er juil­let, elle part avec ses amies vers Sivas. Sur place, elle fait des ren­con­tres, prend des pho­tos et se mélange aux par­tic­i­pants du festival.

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Le lende­main, le jour du mas­sacre, l’atmosphère est élec­trique. Un groupe d’islamistes rad­i­caux, provo­quent une vague de protes­ta­tion, pré­tex­tant la présence de l’écrivain Aziz Nesin.

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Le groupe excité arrive sur les lieux du fes­ti­val, puis avance en s’étoffant vers la Pré­fec­ture, puis en direc­tion de l’Hôtel Madı­mak. Au bout de quelques heures de protes­ta­tions où la ten­sion monte de minute en minute, la foule com­mence à met­tre le feu à l’hôtel.

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Nous savons que depuis la sor­tie du film, Ulaş a à la fois des retours posi­tifs autant que négat­ifs… Il est félic­ité pour la réus­site ciné­matographique de ce pre­mier long métrage, remer­cié d’avoir traité ce sujet douloureux sou­vent passé sous silence. Mais il est aus­si cri­tiqué par cer­tains proches des vic­times pour ne pas les avoir con­sultés, ou parce que tout n’est pas dit dans le film… Cer­tains per­dent sans doute de vue que le jour­nal de Cari­na est le point du départ et le fil du film.

Est-il vrai­ment utile d’a­jouter que le réal­isa­teur reçoit des intim­i­da­tion, des injures, voire des men­aces de mort.

L’im­por­tance de ce type de film, de fait des­tiné à un grand pub­lic, est cru­ciale dans les ques­tions qui “divisent” les pop­u­la­tions. Il par­ticipe donc à la fois d’une mémoire et d’un échange. Et nous savons que la Turquie n’a d’avenir que dans cette mosaïque d’échanges, qu’elle ne peut que puis­er dans sa mémoire, même douloureuse, pour avancer. L’ex­acte con­traire de ce que font aujour­d’hui les poli­tiques au pou­voir. Voilà bien pourquoi ce film trou­ve place ici. Si soutenir un réal­isa­teur c’est aus­si lut­ter con­tre l’ob­scu­ran­tisme, rien que pour ça…


Ulaş lors d’un inter­view , fin sep­tem­bre, répondait à Lev­ent Elpen jour­nal­iste de Taraf :

Pourquoi un film comme “Madımak” n’a-t-il jamais vu le jour jusqu’à présent ?

Parce que la procé­dure du Tri­bunal était tou­jours en cours. Per­son­ne n’au­rait voulu faire le film dans ces con­di­tions. Comme la durée légale de la procé­dure arrivait à terme, le “pre­mier min­istre de l’époque” s’est alors exprimé en adres­sant ses meilleurs voeux au Pays et à notre peu­ple. Ain­si, il a ouvert la voix à la réal­i­sa­tion de ce film. Mais bien sûr, per­son­ne ne s’est penché sur cette his­toire car c’é­tait un sujet sensible.

Il y avait des pressions autour d’un tel sujet ?

Per­son­nelle­ment, étant moi-même con­fron­té à des prob­lé­ma­tiques iden­ti­taires, ce sujet me con­cer­nait. Je me suis lancé dans ce film en ne m’au­torisant aucune cen­sure. C’est le cas de très peu de réal­isa­teurs. Et le film est arrivé à une péri­ode par­ti­c­ulière, liée aux événe­ments que nous con­nais­sons. Le tour­nage avait démar­ré il y a un an, mais on se rend compte que la sit­u­a­tion a tou­jours été la même. Notre peu­ple s’est retrou­vé con­traint de con­serv­er le corps sans vie de son enfant de 3 ans dans son fri­go, les routes ont été bar­rées, cer­taines régions ont été mis­es sous embar­go, inac­ces­si­bles. Les bureaux du par­ti de Gauche, le HDP, ont été brûlés. Pour cou­vrir tous ces événe­ments, des meet­ings con­tre le ter­ror­isme et pour la paix ont été tenus. D’accord mais, pour que le ter­ror­isme existe, y a t‑il absol­u­ment besoin de l’ex­is­tence d’une organ­i­sa­tion ter­ror­iste éti­quetée telle qu’elle ? Met­tre le feu à un bureau poli­tique n’est-ce pas une man­i­fes­ta­tion de la ter­reur ? Il n’y a pas plus grande action ter­ror­iste que celle-ci ! Et tout cela, filmé et retrans­mis en direct, tout comme l’embrasement de “Madı­mak” sans que per­son­ne ne soit inquiété ou con­damné. Il y a de sérieux signes quant à la notion de ter­reur dans ce pays. Bizarrement, on ne con­sid­ère pas comme de la “ter­reur” des actions qui con­sis­tent à met­tre le feu à un bureau poli­tique où des per­son­nes sont brûlées vives à l’intérieur.

Pensez-vous que ce film pourra participer à cette remise en question ?

C’est là toutmadimak-carina-ulas-bahadir-affichee notre envie et notre préoc­cu­pa­tion. Mais tout est à chaque fois mal inter­prété. Il est vrai que j’ai fait ce film pour rap­pel­er qu’on ne veut “plus jamais ça” ou encore pour que l’on sache “Pourquoi” tout cela a été fait, mais cer­taines per­son­nes s’op­posent à ce que le film soit dif­fusé à Sivas (ville où l’ac­tion du film se déroule). Des ser­mons sont pronon­cés dans cer­taines mosquées pour dire “Nous ne voulons pas de ce film ici” Je suis curieux de savoir quelle par­tie du film a com­pris la per­son­ne à l’o­rig­ine de ce mes­sage. Surtout sans avoir vu le film… L’ob­scu­ran­tisme c’est ça : se faire idée sur quelque chose et  s’op­pos­er immé­di­ate­ment à cette chose sans l’avoir vue, touchée, regardée. Un autre élé­ment déclencheur a été de par­ler d’Alévisme dans mon film. D’après eux “la notion d’Alévisme divis­erait le peu­ple”. Je crois qu’il ne reste plus grand chose à faire s’ils perçoivent l’ex­is­tence d’Alévis dans ce pays comme un élé­ment de divi­sion. “Je n’ai émis aucun commentaire”

Lorsque Carina écrit les dernières lignes de son journal, ce passage est en Hollandais. Il n’est pas traduit. De fait, le spectateur turc ne comprend pas ce qu’elle écrit.

Nous avons longtemps réfléchi à cette ques­tion. Il fal­lait que le réc­it s’adapte à la pop­u­la­tion. Si j’avais traduit les dernières lignes de son jour­nal, le Min­istère de la Cul­ture aurait tout sim­ple­ment inter­dit le film.

(Un grand merci à Dersim pour la traduction de l’interview)

Madı­mak | Film long métrage | Langue : turc | Réal­isé par Ulaş Bahadır  | Avec Denise Ankel (Cari­na), Altan Erkek­li (Metin Altıok), Mustafa Alab­o­ra (Behçet Aysan), Umut Kurt (Has­ret Gül­tekin), Erdal Tosun (Ahmet Kara­bil­gin, Préfet de Sivas) et avec Füsun Demirel, Rıza Akın, Mer­ay Ülgen, Bahar Selvi, Selin Yiğit, Ulaş Bahadır, Per­i­han Ünlücan,Özge Ertem Artvin­li, Serkan Genç, Koray Tarhan…

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Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.