J’ai regardé à la télé, toutes ces familles ou ces proches qui attendent, entassés devant l’Institut Médicolégal de Keçiören à Ankara. Les proches, les parents n’ont pas le droit d’y entrer. Ils sont tellement nombreux que ce serait ingérable dans les conditions actuelles. Ça je comprends. Le pays, traversé par une faille sismique devrait être pourtant préparé pour ce genre de situation de catastrophe, mais passons. On fait ce qu’on peut et on attend.
Quel calvaire, quelle angoisse. Quelle culpabilité pour celles et ceux qui sont restés et ont tout perdu.
De temps en temps, une personne sort avec un haut-parleur, elle dit des noms qu’on a du mal à entendre à la télé. Et l’annonce est suivie parfois de cris déchirants. Un mort de plus.
122… 123… 124…
C’est une vision de fin de monde. Les mères chantent des “ağıt” (lamentations) dans tous les coins.
Forcément, on parle de l’attentat d’Ankara dans tous les alentours… Mon voisin toubib que je croise dans l’entrée de l’immeuble m’explique qu’une explosion ne tue pas les gens juste comme ça : “Elle arrache des bras, des jambes. Elle crève des yeux. Traumatismes, surdité, état de choc, perte de mémoire… Même lors d’une petite explosion, les oiseaux, les chats et les chiens meurent. Les vitres se brisent.”
Il insiste pour me renseigner, alors que j’essaye de boucher mes oreilles et grimper les escaliers au plus vite. Il me décrit ce qui se passe lors d’une explosion : “Selon la distance, d’abord les organes intérieurs dans lesquels il y a de la pression, comme les poumons, les intestins s’éclatent. Puis une chaleur rapprochant de 3000°C brûle. Et ensuite les shrapnels blessent. Et tout cela se passe dans la moitié d’une seconde.” me dit-il.
Il me demande. “Après une explosion vous croyez que le monde s’intéresse à quoi ?” Je réponds comme un élève sage : “Le nombre des morts.”
“Oui, mais les effets les plus néfastes se trouvent chez ceux qui restent. Les traumatismes physiques et psychiques des rescapés et témoins de la scène. Les traumatismes des proches, qui s’inquiètent, attendent, apprennent, encaissent…”
Je monte les quelques dernières marches en me disant, qu’en effet, le deuil est un tout petit mot qui n’en finit pas de faire souffrir…
Qui pense à l’avenir d’une jeune fille qui a perdu son bras ? Que vont devenir les enfants des couples qui ont péri ensemble ? Comment les témoins sortiront ces images ensanglantées de leur cerveau ? Pendant combien de temps encore sursauteront les blessés au moindre bruit ? Combien de familles dorment depuis deux jours dans le froid, sans pouvoir faire réparer leurs vitres, par manque de moyens ? Et si en novembre rien ne change, combien de morts encore pour la fois d’après ?
Personne ne comptera non plus combien de chats sont morts…