Le 25 mai 2012, Recep Tayyip Erdoğan, alors Pre­mier Min­istre, déclarait : « Je vois l’avortement comme un meurtre. », provo­quant de mul­ti­ples réac­tions dans l’opinion publique. Cette vision, appuyée par le sys­tème patri­ar­cal enrac­iné en Turquie, est véhiculée par les pro­pos sex­istes des élus de l’AKP et des con­seils des dig­ni­taires intégristes.

« Celles qui se sont font vio­l­er doivent accouch­er. L’Etat sub­vien­dra aux besoins de l’enfant.»
(Recep Akdağ, Min­istre, AKP).

« Le vio­leur est plus inno­cent que la vic­time du viol qui se fait avorter. »
(Ayhan Sefer Üstün, Député AKP, Prési­dent de la Com­mis­sion des droits de l’Homme).

« La femme doit être morale pour ne pas être oblig­ée d’avorter. » ; « Pourquoi un enfant dont la mère s’est fait vio­l­er doit-il mourir ? C’est sa mère qui doit mourir. »
(Melih Gökçek, Maire d’Ankara, AKP).


La col­lec­tion des “per­les” sex­istes se trou­vent dans le chronique de Mamie Eyan :
Quand l’i­mam pète les ouailles chient


La mise en cause de l’IVG n’est pas une nou­veauté, car cette per­cep­tion archaïque qui porte le sujet dans l’actualité aujour­d’hui et l’ajoute aux raisons qui divisent la société trou­ve ses sources dans l’his­toire de l’IVG en Turquie. Cette querelle a tou­jours existé, pour­tant calmée depuis la légal­i­sa­tion de 1983, puis de nou­veau réveil­lée, poussée par l’idéolo­gie portée par l’AKP.

Avant et après la fondation de la République. Contraception et IVG interdites :
« il faut repeupler le pays ! »

Comme le Prof. Dr. M. Asım Karaömer­lioğlu l’ex­plique dans son arti­cle “Le court his­toire de ‘l’IVG en Turquie” : entre 1911 et 1922, sous l’Empire Ottoman, la pop­u­la­tion était sen­si­ble­ment basse (jusqu’à moins 30 %) suite aux guer­res, à la famine, aux mal­adies, aux exodes et géno­cides… Au moment de la fon­da­tion de la République Turque en 1923, la démo­gra­phie était un des sujets qui préoc­cu­paient le plus les lead­ers du nou­veau régime. D’ailleurs, si le pre­mier recense­ment a été réal­isé en 1927 (pop­u­la­tion : 13.648.270), ce n’est pas un hasard.

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Keskin (Kırıkkale) 1935

Dans les années suiv­antes, des aides finan­cières et des sou­tiens sont mis en place afin d’en­cour­ager les familles nom­breuses. En 1938, l’âge légal du mariage a été abais­sé à 17 ans pour les hommes et à 15 ans pour les femmes. Des pro­pa­gan­des de sen­si­bil­i­sa­tion ont été organ­isées, les objec­tifs étant de ne plus « lim­iter » la famille, l’enfant et le mariage dans la sphère privée et de la met­tre dans une per­spec­tive natal­iste d’Etat. Par con­séquent, l’Etat a ren­for­cé l’interdiction de l’IVG et inter­dit les tech­niques de con­tra­cep­tion, allant jusqu’à pénalis­er la pro­pa­gande sur ces deux sujets.

Les organes de presse du régime com­mu­ni­quaient à leur tour que la Turquie avait besoin d’accroître très rapi­de­ment sa pop­u­la­tion et présen­taient l’avortement comme « une trahi­son du pays ».

Ce change­ment idéologique vécu entre les années 1920 et 1930 s’est aus­si matéri­al­isé légale­ment : la loi n° 765 du code pénal de 1926 inter­di­s­ait de « provo­quer des fauss­es couch­es ». En 1936, cet arti­cle a trou­vé un nou­v­el inti­t­ulé : « infrac­tions con­tre la san­té publique et l’intégrité de la race » (Irkın Tüm­lüğü ve Sağlığı Aley­hine Cürüm­ler) et a ajouté encore la phrase : « puisque l’objectif est d’empêcher les fauss­es couch­es et de pro­téger les généra­tions », directe­ment inspirée de l’Italie fas­ciste. Les peines sont égale­ment alourdies.

Années 50–60 :
« la contraception, oui, l’avortement, non ! »

Mal­gré tous ces efforts, les « rumeurs » sur l’existence des pra­tiques d’a­vorte­ment n’ont jamais cessé.

Jusqu’à la fin des années 1950, le sujet n’a jamais été abor­dé ouverte­ment devant l’opinion publique. Si les jour­naux en par­laient, c’é­tait seule­ment pour relay­er les infor­ma­tions sur des dossiers judi­ci­aires ouverts pour des cas d’interventions ayant entraîné le décès d’une femme.

Il a fal­lu atten­dre le début des années 1960 pour con­stater un vrai change­ment sur la con­tra­cep­tion et l’IVG. Notons que,

Grâce aux pro­grès dans le domaine de la san­té et à l’amélioration des ser­vices médi­caux, la mor­tal­ité infan­tile avait sen­si­ble­ment bais­sé, et la pop­u­la­tion présen­tait un taux d’accroissement de 2 % par an. Cette fois-ci, le sujet était revenu sur la table parce que la peur d’éventuels risques économiques et soci­aux com­mençait à surgir.

Les cam­pagnes menées par les Etats-Unis auprès des pays dits « sous-dévelop­pés » afin de dimin­uer leurs pop­u­la­tions, ain­si que le change­ment de regard glob­al du monde sur le sujet étaient égale­ment perçus en Turquie.

L’existence des pra­tiques d’avortement, mal­gré les inter­dits, était indé­ni­able. Il fal­lait alors de nou­veau se pencher sur le sujet.

Kırıkkale, 1960

Keskin (Kırıkkale), 1960

En 1965, avec une nou­velle loi de plan­i­fi­ca­tion famil­iale (Nüfus Plan­la­ması Hakkın­da Kanun), l’importation, la dis­tri­b­u­tion et l’utilisation des con­tra­cep­tifs ont été légal­isés. L’Etat s’est égale­ment impliqué dans l’éducation dans ce domaine.

Quant à l’IVG, tou­jours inter­dite, elle con­tin­u­ait à être pra­tiquée dans l’illégalité. Quelques déro­ga­tions sur les cas d’exception médi­cale con­cer­nant la san­té de la mère et de l’enfant ont été légiférées.

Années 60–70 :
« sous l’escalier, avec des aiguilles à tricoter… »

Après les années 1960, dans l’atmosphère cul­turelle en ébul­li­tion, la con­tra­cep­tion et l’IVG ont com­mencé à avoir un accueil plus posi­tif. Elles étaient analysées dans les dimen­sions économiques et inter­prétées dans le cadre de « développe­ment ». La démo­gra­phie était prise en compte non plus d’une façon quan­ti­ta­tive mais qualitative.

Les con­ser­va­teurs n’avaient pas du tout changé leur vision et une sérieuse oppo­si­tion con­tin­u­ait à exis­ter con­tre la con­tra­cep­tion et l’IVG. Celle-ci pre­nait force dans les opin­ions pop­u­laires, telles que : « une pop­u­la­tion peu nom­breuse entraîne la nation vers le luxe, la paresse et l’alcoolisme ».

Dans les années 1970, des organ­i­sa­tions de société civile et des asso­ci­a­tions cor­po­ra­tives comme l’Union des Médecins turcs, la Com­mu­nauté de la Gyné­colo­gie turque, l’Association de la Plan­i­fi­ca­tion Famil­iale et l’Association des Femmes Uni­ver­si­taires, ont effec­tué de sérieuses études, ont pub­lié des rap­ports et se sont mobil­isées pour la néces­sité de la con­tra­cep­tion et la légal­i­sa­tion de l’IVG.

94 % des médecins sondés par l’Union des Médecins turcs expri­maient la néces­sité de la légal­i­sa­tion de l’IVG et insis­taient pour qu’elle soit un ser­vice de san­té gra­tu­it de l’Etat.

Le point le plus impor­tant qui a joué sur le change­ment de la per­cep­tion sur l’IVG en Turquie (comme dans beau­coup de pays), était sans doute cette réal­ité que, mal­gré les inter­dic­tions, l’IVG était pra­tiquée d’une façon massive.

En Turquie, la majorité des femmes qui avaient recours à l’a­vorte­ment étaient des femmes mar­iées. L’illégalité des pra­tiques rend impos­si­ble d’en con­naître aujour­d’hui les chiffres exacts, mais il existe des études et des estimations.

Au début des années 1970, 1,5 mil­lions de nais­sances et env­i­ron 500.000 « fauss­es couch­es » sont recen­sées : deux accouche­ments pour une fausse couche chez les femmes âgées de 20 à 30 ans et deux accouche­ments pour trois fauss­es couch­es chez celles de 30 à 40 ans.

Une autre étude nous apprend qu’en 1970, sur les 350.000 fauss­es couch­es, 294.000 étaient sur­v­enues en milieu urbain.

Des esti­ma­tions effec­tuées de 1979 révélaient 500.000 fauss­es couch­es par an, suite aux­quelles 25.000 femmes étaient mortes.

En 1980, 98 % des femmes ayant l’âge de pro­créer auraient ten­té au moins une fois un avorte­ment volon­taire. Selon les chiffres du Min­istère de la San­té, en 1981, sur 450.000 fauss­es couch­es déclarées, 350.000 sont des fauss­es couch­es volontaires.

Pen­dant cette péri­ode, chaque année 10 à 15.000 femmes sont décédées lors d’une fausse couche, et autant en ont gardé des séquelles. L’interdiction pous­sait les femmes à pra­ti­quer dif­férentes tech­niques prim­i­tives d’avortement, sou­vent dans de très mau­vais­es con­di­tions d’hy­giène : étaient alors util­isés les out­ils de la vie quo­ti­di­enne comme les allumettes, les plumes, les aigu­illes à tri­cot, les bar­rettes à cheveux, les ther­momètres, les clous, les poils de bal­ais, divers­es racines de plantes, noisettes, pommes de terre… Héritage lin­guis­tique de la som­bre his­toire de l’IVG en Turquie, « le dessous d’un escalier » resterait à jamais le terme util­isé pour décrire un endroit caché, sale et sordide…

Mal­gré la pénal­i­sa­tion, très peu d’affaires arrivaient jusqu’aux tri­bunaux. Par exem­ple, en 1969, seuls 19 cas sur les 270.000 estimés ont été traités par la jus­tice. Par con­tre, les per­son­nal­ités, intel­lectuelles ou artistes, qui osaient par­ler de leurs pro­pres expéri­ences et dénonçaient l’in­ter­dic­tion, étaient aus­sitôt con­vo­quées au com­mis­sari­at et sévère­ment interrogées.

Par ailleurs, il ne faut pas nég­liger l’économie par­al­lèle que cette pra­tique inter­dite et risquée générait. Les inter­ven­tions illé­gales avaient un coût impor­tant et toutes les femmes ne pou­vaient pas con­sul­ter les « spé­cial­istes », qu’ils soient médecins, char­la­tans renom­més ou vieilles femmes qui savaient faire… Celles qui ne pou­vaient pas con­tribuer à cette économie par­al­lèle avaient tou­jours l’aigu­ille à tri­cot­er et le dessous de l’escalier.

Années 70–80 : projet de loi, coup d’Etat, légalisation

Brochure du Planning Familial, 1973

Brochure du Plan­ning Famil­ial, 1973

Les débats et dis­cus­sions ont fini par engen­dr­er des ini­tia­tives et des propo­si­tions con­crètes. Le Con­seil de San­té réu­ni en févri­er 1971 adopte « le droit à l’avortement gra­tu­it ». Quelques mois plus tard, un pro­jet de loi sur la légal­i­sa­tion de l’avortement a été pro­posé par le député Celal Kargılı.

Une com­mis­sion de san­té con­sti­tuée d’économistes, de juristes et de gyné­co­logues a été chargée d’élaborer un plan de route après avoir étudié « sci­en­tifique­ment » la ques­tion… La com­mis­sion a pro­posé, en 1972, que l’IVG soit soumise à cer­taines règles et qu’elle soit pra­tiquée sous le con­trôle de l’Etat.

Pour l’entière légal­i­sa­tion, il a fal­lu encore atten­dre… En 1979, qua­tre députés du CHP (Par­ti Répub­li­cain du Peu­ple), soulig­nant que 500.000 inter­ven­tions étaient effec­tuées par an et que 25.000 femmes en décé­daient, ont enfin pro­posé un nou­veau pro­jet de loi.

S’en est suivi le coup d’Etat du 12 sep­tem­bre 1980…

L’approche du régime mil­i­taire sur le sujet était plutôt basée sur une « plan­i­fi­ca­tion famil­iale », et l’IVG était con­sid­érée comme un « out­il ». Cette vision large­ment cri­tiquée aus­si bien en Turquie que dans le reste du monde, représen­tait un retour en arrière.

Début 1983, l’IVG a enfin été mise à l’ordre du jour, et les travaux se sont accélérés. La nou­velle loi « de plan­i­fi­ca­tion famil­iale » (2827 sayılı Nüfus Plan­la­ması Hakkın­da Kanun) a été adop­tée le 27 mai 1983.

Enveloppe, timbres, cachet de la poste "Planning familial", 1983

Enveloppe, tim­bres, cachet de la poste “Plan­ning famil­ial”, 1983

timbres-planing-familal-turquie-1983

La nou­velle loi per­me­t­tait les inter­ven­tions dans les dix pre­mières semaines de la grossesse, avec une pos­si­bil­ité de déro­ga­tion en cas de néces­sité médi­cale. Elle a rem­placé le mot « fausse couche » par le très joli terme « expul­sion de l’utérus ».

Mais il ne faut pas penser qu’avec ce change­ment de loi, toutes les femmes ont pu tout de suite accéder au droit à l’IVG. Il a fal­lu encore atten­dre plusieurs années pour que les hôpi­taux soient équipés et puis­sent dis­pos­er du per­son­nel suff­isant afin de répon­dre aux deman­des comme il se devait.

Dans les années en 1990–2000, la con­tra­cep­tion n’é­tant tou­jours pas suff­isam­ment éten­due, adop­tée et pra­tiquée, de nom­breuses femmes avaient recours à l’IVG. Dans les années 1990, des chiffres affolants comme un mil­lion d’interventions par an sont évo­qués ! Selon un rap­port de 1994 de la Fédéra­tion Inter­na­tionale pour la Plan­i­fi­ca­tion Famil­iale (IPPF), la Turquie et la Grèce sont les pays où l’on observe le plus grand nom­bre d’interventions.

Du 1983 à nos jours :
« l’avortement est un meurtre »

Depuis sa légal­i­sa­tion en 1983, l’IVG n’est plus un sujet de dis­cus­sion mais un droit élémentaire.

Les con­di­tions des femmes se sont dégradées pro­gres­sive­ment sous le régime Erdoğan et la vio­lence faite aux femmes et les meurtres ont spec­tac­u­laire­ment grim­pé. En réponse la lutte des femmes et fémin­istes s’est organ­isée pour faire appli­quer le droit d’une IVG restée accessible.

En 2007, l’IVG a été dis­crète­ment retirée de la liste des inter­ven­tions rem­boursées par la Sécu­rité Sociale, et est ain­si dev­enue un droit seule­ment pour celles « qui ont les moyens », qui s’orientaient déjà vers les clin­iques privées plutôt que vers les hôpi­taux publics.

Erdoğan, de dis­cours en dis­cours, a redéfi­ni la place des femmes au sein de la famille, sous l’aile de son mari, réduite à son rôle de mater­nité, et a « vive­ment con­seil­lé » les familles de faire trois enfants (au moins !). Ain­si, il a séduit les plus con­ser­va­teurs, et con­va­in­cu les plus mod­érés. Il n’est donc pas sur­prenant que l’IVG soit remise à son tour en cause.

En 2012, Erdoğan a ain­si déclaré la guerre en qual­i­fi­ant l’avortement de « meurtre », argu­men­tant dans ses folies de grandeur et sa para­noïa des « forces extérieures » : « L’avortement est un plan sournois pro­jeté pour effac­er cette nation de la scène mondiale. ».

Aujourd’hui, si la pos­ture et les pro­pos d’Erdoğan con­tre l’IVG trou­vent écho, la rai­son prin­ci­pale en est le repli et l’obscurantisme des milieux con­ser­va­teurs face à des dizaines d’années de luttes éman­ci­patri­ces. Erdoğan ne fait que pour­suiv­re son men­tor idéologique Erbakan, fon­da­teur de dif­férents par­tis poli­tiques islamiques et du mou­ve­ment islamique (Mil­li Görüş, lit­térale­ment « vision nationale »), qui prêchait déjà dans les années 1970 : « Le vrai tra­vail des femmes est la mater­nité. ». Rien d’o­rig­i­nal chez Erdoğan…

L’approche peut paraître au pre­mier abord « religieux ». « L’IVG est un meurtre. Faites trois enfants. Dieu don­nera le néces­saire pour sub­venir à leur besoin. »… En pas­sant par la voie de la reli­gion, le mes­sage atteint plus facile­ment une cer­taine par­tie de la pop­u­la­tion habituée au fatal­isme et à l’ac­cep­ta­tion : « Mon enfant est mort : Dieu me l’a don­né, Dieu me l’a repris ».

Mais le dis­cours religieux sur l’IVG n’est qu’une tac­tique. Sur le volet du « recadrage » des con­di­tions des femmes, le sujet est pris en main encore et tou­jours dans le cadre de l’accroissement de la pop­u­la­tion. Pour­tant forte des expéri­ences de ces dernières dizaines d’années, la Turquie a changé. Les réal­ités d’au­jour­d’hui sont totale­ment dif­férentes de celles de la Turquie d’avant : un grand pays agri­cole. De nos jours, les familles n’ont plus besoin d’enfants « main d’œuvre ». Au con­traire, les enfants sont à la charge de leurs par­ents et ne sont de qua­si aucun sou­tien économique à la famille. L’ap­pel con­cern­erait-il alors les électeurs de demain, qu’Er­doğan souhait­erait le plus nom­breux possible ?

Quelques exemples concrets et représentatifs

Les femmes accé­daient plus facile­ment aux « foy­ers de san­té », petits hôpi­taux des régions à faible pop­u­la­tion, sou­vent rurales, mais beau­coup d’entre eux ont été fer­més. Le nom­bre de « cen­tres de san­té mère/enfant et plan­ning famil­ial » a égale­ment dimin­ué pro­gres­sive­ment. Beau­coup de femmes qui con­tactent les cen­tres famil­i­aux afin de se pro­cur­er des con­tra­cep­tifs enten­dent tou­jours les mêmes répons­es : « il n’y a plus de préser­vat­ifs », « on recevra des pilules la semaine prochaine », et ren­trent les mains vides…

Depuis deux ans, cer­tains médecins et groupes cor­po­rat­ifs de san­té tirent la son­nette d’alarme en dénonçant l’anéan­tisse­ment, dans de nom­breux hôpi­taux, de la pra­tique de l’IVG, qui légale­ment est tou­jours un droit, libre et gra­tu­it. Dif­férentes tech­niques sournois­es de sup­pres­sion de ser­vices ont été révélées. Le Pro­fesseur Can­sun Demir, Prési­dent de l’Association turque de la Gyné­colo­gie et l’Obstétrie, pointait, le 12 mars 2014, « les change­ments admin­is­trat­ifs », et expli­quait que le code de l’IVG avait été sup­primé du sys­tème infor­ma­tique des hôpi­taux publics, et que par con­séquent tous les ser­vices con­cernés sont depuis automa­tique­ment fermés.

En févri­er 2015, Ayşe, une jeune femme enceinte, a été blessée au bras par une balle tirée par son com­pagnon. Ayşe a été hos­pi­tal­isée à l’hôpital de Recherche et d’Education de Tepecik à Izmir, mais l’équipe médi­cale a refusé de la soign­er, alors qu’elle risquait de per­dre son bras, car il ne fal­lait pas met­tre en dan­ger la vie de l’en­fant ! Et l’équipe n’a rien trou­vé de mieux que de deman­der l’au­tori­sa­tion du « futur père », accusé de coups et blessures… La jeune femme avait pour­tant demandé claire­ment à être soignée, en pré­cisant qu’elle voulait garder son bras, et pas l’en­fant de l’homme qui avait voulu la tuer. Avec le sou­tien des organ­i­sa­tions de société civile et les col­lec­tifs fémin­istes, l’IVG a été effec­tuée, et Ayşe a pu sauver son bras.

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Ayşe,à l’hôpi­tal de Tepecik à Izmir, 2015

L’histoire d’Ayşe est un exem­ple con­cret par­mi tant d’autres. Elle a prof­ité d’une large médi­ati­sa­tion, qui a servi de « pres­sion » sur l’équipe médi­cale. Mais com­bi­en d’autres cas passent inaperçus et ne trou­vent pas de soutien ?


Lire aus­si » Perds ton bras et ta mère mais garde le bébé que tu ne veux pas !


L’hôpital qui avait accueil­li la jeune femme fait par­tie de ceux qui ont enlevé le code IVG de leur ordi­na­teur depuis 2014… Les droits des femmes sont qua­si sys­té­ma­tique­ment bafoués par la demande d’approbation de leur com­pagnon, qu’elles soient mar­iées ou non. Même pour une inter­ven­tion suite à un viol, ou due à des prob­lèmes médi­caux, l’autorisation de trois médecins est néces­saire. Toutes ces dif­fi­cultés con­stituent de vrais bar­rages au droit à l’IVG des femmes.

Les con­stats des col­lec­tifs de femmes/féministes et des organ­i­sa­tions de société civile rejoignent les cris d’alarme des médecins.

mor-cati-toit-mauve-refuge-femmes« Mor Çatı » (Toit mauve, Fon­da­tion, refuge pour femmes) pub­li­ait début févri­er 2015 les résul­tats d’une enquête effec­tuée auprès de 37 hôpi­taux publics à Istan­bul. Cette enquête com­por­tait une unique ques­tion, posée anonymement par télé­phone : « Pra­tiquez-vous des IVG ? ».

Les résul­tats ont révélé la réelle sit­u­a­tion actuelle.

Seul 3 hôpi­taux sur 37 effectuent des IVG. Or, tous ces hôpi­taux pos­sè­dent les moyens matériels et le per­son­nel spé­cial­isé pour répon­dre aux deman­des des femmes, con­for­mé­ment à la loi. 12 d’entre eux refusent caté­gorique­ment l’IVG, et 17 l’effectuent seule­ment en cas de néces­sité médi­cale, la déci­sion étant prise par un con­seil médi­cal. 3 hôpi­taux effectuent des IVG, mais 2 d’entre eux n’interviennent plus au-delà de huit semaines. Seul un hôpi­tal inter­vient dans les délais défi­nis par la loi, c’est-à-dire jusqu’à dix semaines. En résumé, à Istan­bul, la plus grande ville de Turquie, pour plus de 14 mil­lions d’habitants (en 2014), un seul hôpi­tal sur 37 respecte la loi en vigueur.

Il est utile de not­er que le Min­istère de la San­té a répon­du au rap­port de Mor Çatı par un com­mu­niqué de presse, affir­mant qu’il n’y avait aucune restric­tion par rap­port à la loi exis­tante et que tout se déroulait normalement.

« La femme est l’avenir de l’homme »

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Plate­forme” l’IVG est un droit, la déci­sion est celle des femmes”

Suite à la mise en cause récente de l’IVG, une plate­forme a vu le jour en juin 2012 sous le nom « Kür­taj hak­tır, karar kadın­ların » (l’IVG est un droit, la déci­sion est celle des femmes). L’IVG est aujour­d’hui au cœur de l’ac­tu­al­ité, non pas comme un sujet à part de tous les droits des femmes, mais faisant par­tie de tout un ensem­ble cohérent. De nom­breux col­lec­tifs, asso­ci­a­tions et organ­i­sa­tions comme Mor Çatı, İst­anb­ul Fem­i­nist Kolek­tif, Amar­gi Kadın Koop­er­at­i­fi, Anti­mil­i­tarist Fem­i­nistler, Gökkuşağı Kadın Derneği, Fem­i­nist Kadın Çevre­si, Film­mor Kadın Koop­er­at­i­fi, se bat­tent en faisant con­verg­er leurs forces sur dif­férents ter­rains de lutte.

En 2014, le Min­istère de la San­té a fait mine de céder devant les man­i­fes­ta­tions et reven­di­ca­tions des femmes, et réin­té­gré l’IVG dans les inter­ven­tions pris­es en charge par la Sécu­rité Sociale. L’IVG est donc aujourd’hui tou­jours un ser­vice de san­té gra­tu­it de l’Etat, mais sur le papi­er : en pra­tique il s’agit d’un droit dif­fi­cile à utiliser.

Comme nous l’avons observé ensem­ble, aujour­d’hui en Turquie les femmes sont poussées à ivg-droit-decision-des-femmesrester enfer­mées dans le rôle de mère, devi­en­nent des vic­times de vio­lences et de meurtres, et voient leurs droits s’émi­et­ter. Mais ne pensez pas qu’elles se plient et bais­sent les bras. Au con­traire, elles se rassem­blent, s’or­gan­isent, s’ex­pri­ment et se mobilisent. Certes, elles et leurs sou­tiens ont beau­coup à faire, mais ils ne lâcheront pas.

Pour éviter toute com­para­i­son dou­teuse sur le thème, « la Turquie obscu­ran­tiste de tou­jours » nous don­nons à pré­cis­er que la France n’adopte l’IVG qu’en 1975 et des pays dits européen la refusent tou­jours ou veu­lent la sup­primer (Espagne…)

On con­state sans dif­fi­culté que cette ques­tion est liée au patri­ar­cat et aux options poli­tiques où la démo­gra­phie l’emporte sur le bien être des pop­u­la­tions et où la femme est sen­sée jouer le rôle de « pon­deuse pour la nation ». Quand s’y rajoutent la reli­gion, la fausse morale, la bien bien-pen­sance,   le com­bat des femmes rime avec éter­nel recommencement.

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Naz Oke pour Kedis­tan et Boum ! Bang !


Cet article est une contribution de Kedistan à Boum ! Bang ! pour leur prochain numéro (2)boum-bang-fanzine
Boum ! Bang ! est un fanzine international LGBT, queer et féministe. Chaque numéro aborde une thématique dans 3 pays différents dans le monde. Le fanzine peut être feuilleté en ligne, et son format “prêt à l’impression” est à disposition des collectifs, organisations de société civile qui souhaiteraient le diffuser en version papier partout au monde…
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Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.