Chers amis de Kedistan, alors que le cessez-le-feu entre le gouvernement turc et le PKK est mort et enterré, que les attentats se multiplient en Turquie, que notre Tayyip national bat tous ses records d’hypocrisie afin de créer une zone tampon lui permettant de contrôler les cantons kurdes de Syrie comme il le souhaite depuis longtemps, et afin de pouvoir former un gouvernement où seul l’AKP sera représenté, nous vous proposons, parallèlement à ces réjouissances, une série de chroniques d’Azerbaïdjan[1].
Et oui, il faut varier les plaisirs en vous parlant de différentes sortes de pouvoirs autoritaires et de différentes populations en résistance…
Et puis, les Azerbaïdjanais sont à bien des égards des cousins des Turcs, notamment par la langue, qui est un dialecte turc très proche de celui de Turquie (et que l’on comprend assez facilement en tendant un peu l’oreille).
D’abord il y a Bakou et son centre ville qui ressemble à Disneyland en plus brillant encore, dans ce Dubaï de la Caspienne.
Pourtant, lorsque l’on passe derrières ces façades toutes neuves, lorsque l’on pénètre dans les bâtiments, on s’aperçoit qu’une grande partie d’entre eux est en ruine.
Les prix sont élevés, comme la monnaie nationale, le manat, dont la valeur est proche de celle du dollar américain.
Et puis, il y a les Jeux européens, organisés pour la première fois dans ce pays qui présidait le Conseil de l’Europe en 2013, mais dont l’identité européenne est apparemment discutable pour ceux qui croient aux identités nationales[2].
Les infrastructures mises en place pour les Jeux sont grandioses; il manque seulement une chose : les touristes.
Certes, on en rencontre quelque-uns (souvent la famille des athlètes), mais au vu du nombre des installations d’accueil, des jeunes Azerbaïdjanais postés aux coins des rues et arborant des T‑shirt bleus signifiant qu’ils sont là pour guider gratuitement les touristes, des travailleuses du sexe attendant dans les bars de rencontrer un client anglais ou américain, il semble qu’un nombre beaucoup plus important de touristes était attendu.
Or, malgré une procédure quelque peu facilitée durant les Jeux européens, il n’est pas facile d’obtenir un visa pour l’Azerbaïdjan.
Il faut une lettre officielle d’invitation d’un citoyen azerbaïdjanais, donc approuvée par les autorités, spécifiant que nous résiderons chez lui, ou une réservation dans un hôtel pour toute la durée du séjour.
En arrivant dans le pays il faut, en plus, le septième jour précisément, passer au service de l’immigration avec la carte d’identité du citoyen chez qui nous résidons, sous peine de devoir payer 300 manat d’amende ou de subir une interdiction de territoire de 5 ans en sortant du pays.
La durée maximum du visa touristique est d’un mois. On devine donc que le gouvernement ne cherche pas particulièrement à développer le tourisme.
J’interroge dans la rue une touriste suisse et sa fille sur leurs impressions de l’Azerbaïdjan. La mère me répond : « Nous sommes venues pour les jeux, que nous avons appréciés, mais à Bakou nous ne nous sentons pas à l’aise. Cette ville ressemble à une oasis en plein désert ». Je ne comprends pas la métaphore, ne voyant pas de désert, et insiste. Elle dit : « Où sont les cafés « normaux » remplis d’étudiants ou de retraités, ou sont les lieux de sociabilisation pour la population ? Ici on ne voit que des restaurants de luxe et ils sont à moitié vides.»
Je vérifie cela les jours suivants. En effet, sur les terrasses des cafés et des bars je rencontre des Occidentaux travaillant dans des ambassades, des ingénieurs turcs, des Azerbaïdjanais travaillant dans le secteur pétrolier et quelques touristes.
J’en viens à me poser la même question, où sont les étudiants ? Où sont les classes moyennes et les pauvres? Où sont les petits restaurants de kebab où les ouvriers viennent manger durant leur pause de midi ?
Arrivant d’Istanbul où l’on rencontre des gens de toutes sortes à chaque coin de rue, Bakou me fait l’effet d’un décor de cinéma où je ne vois que des femmes vêtues comme des actrices américaines et des voitures de luxe.
Et puis, petit à petit, je rencontre des gens d’opposition et nous nous lions d’amitié.
Ils ont du mal à parler librement sur les terrasses des cafés du centre ville par peur des «espions ». A chaque fois que nous parlons de politique ils omettent de dire les noms des gens et organisations dont ils parlent, et lorsque d’autres clients s’assoient à la table d’à côté ils changent immédiatement de sujet de conversation. Et puis, nous commençons à nous voir dans des offices et de maisons. Ils me disent qu’ils ont peur du gouvernement[3].
Le pays est gouverné d’une main de fer par un seul homme, Ilham Aliyev, qui succéda en 2003 à son père, Heydar Aliyev, lui-même président de la République d’Azerbaïdjan depuis 1993. A l’époque soviétique déjà, Heydar fut successivement membre du KGB, premier secrétaire du Comité central du parti communiste d’Azerbaïdjan avant de devenir rien de moins que vice-premier ministre de l’URSS !
L’Azerbaïdjan, lors de son accès à l’indépendance de facto en 1991, sur fond de guerre avec l’Arménie pour les provinces azerbaïdjanaises majoritairement peuplées d’Arméniens du Haut-Karabagh, vécut une brève période de rupture avec l’ère soviétique.
Après que le communiste Aïaz Moutalibov ait été chassé de son poste de premier président de la nouvelle république, Aboulfaz Eltchibeï arriva au pouvoir et y resta un an et demi.
Sa politique était en rupture avec l’ère communiste dans la mesure où il tenta de restaurer l’identité turque du peuple azerbaïdjanais en partie effacée par soixante ans de domination soviétique, époque durant laquelle chaque citoyen était un « citoyen soviétique » issu de telle ou telle république.
Staline s’appliqua surtout à créer de nouvelles identités nationales qui isolaient les peuples soviétiques d’éventuels soutiens extérieurs.
Il instaura des alphabets et des grammaires différentes dans chacune des cinq républiques turcophones (Azerbaïdjan, Turkménistan, Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizstan) tentant ainsi de les isoler les unes des autres et surtout de les garder à distance de la Turquie.
En 1992 Eltchibeï changea le nom de la langue et des citoyens du pays. L’azerbaïdjanais redevint le turc azéri et les Azerbaïdjanais redevinrent des Turcs[4]. En plus de ses recherches sur les origines du peuple, son discours allait apparemment dans le sens d’un développement de la démocratie dans le pays. Mais l’époque était à la guerre contre l’Arménie et le leader ne se maintint pas longtemps au pouvoir.
Heydar Aliyev prit sa place revenant ainsi à un système proche du système soviétique et instaurant en même temps une dynastie dont son fils est l’héritier.
Revenons à nos moutons, non, à nos militants. Ils affirment qu’à cause de la peur que le gouvernement leur inspire ils ne sont que très peu, entre trois et six cent personnes pour une population totale de dix millions d’habitants.
Leur première revendication est économique. Dans un pays où il faut au minimum 1000 manats (dollars) pour vivre, la majorité des habitants gagnerait entre 100 et 400 manats par mois. Seuls les employés des entreprises pétrolières gagneraient correctement leur vie ainsi que, bien sûr, les proches du gouvernement qui, eux, profiteraient de la rente pétrolière.
En regardant les nouvelles à la télévision, je vis la speakerine annoncer que les salaires des professeurs d’université allaient être augmentés.
Ils allaient désormais gagner… 300 manats par mois !
Un des effets néfastes de cette pauvreté, en plus de la pauvreté elle-même évidemment, est que pour s’en sortir les gens ont besoin d’autres sources de revenu, d’où corruption. Les jeunes opposants, pour la plupart étudiants ou anciens étudiants, affirment que dans la majorité des universités il est impossible de réussir les examens sans payer les professeurs, et que ceux-ci n’assurent parfois même pas les cours. Ils s’assoient devant leur ordinateur attendant que l’heure passe, et profitent de la période des examens pour demander aux étudiants de payer afin d’être diplômés.
Même à l’école obligatoire la situation serait similaire, les enseignants demandant sans cesse aux parents de payer des frais supplémentaires alors que l’école est officiellement gratuite.
Dans une telle situation imaginez le secteur de la santé… « Premièrement, nous n’avons pas confiance dans l’habiletés des médecins qui ont eux aussi payé pour obtenir leurs diplômes », affirme Babak, « Ensuite, si nous nous rendons dans des hôpitaux azerbaïdjanais où les soins sont sensés être gratuits, les médecins n’acceptent pas de nous soigner si nous ne leur versons pas personnellement des sommes très importantes. Imagine, si tu dois te faire opérer ! Tu paies une fortune pour qu’ils t’ouvrent le ventre et t’opèrent le mauvais organe parce qu’ils n’y connaissent rien ! Pour cette raison, même les pauvres ne vont pas dans les hôpitaux locaux. Ils n’en n’ont de toutes façons pas les moyens. Les pauvres vont se faire soigner en Iran, la classe moyenne en Turquie et les riches en Allemagne ».
Avec une telle situation de pauvreté on comprend aisément pourquoi les cafés ne sont pas pleins. Si un salaire de professeur est de 300 manats, un repas dans un restaurant coûte entre 5 et 10 manats, et une chambre à louer… 300 manats par mois !
Pourtant, comme la plupart des Azerbaïdjanais sont propriétaires d’une maison par héritage, la location ne les concerne généralement pas. Sauf que, bien sûr, même à l’âge adulte ils continuent à vivre dans leur famille jusqu’au mariage au moins.
Mais après ? Aksin, jeune homme travaillant dans une entreprise allemande affirme « Je n’arrive pas à trouver de copine car les filles demandent toujours où nous habitons, ce qui signifie implicitement qu’elles veulent savoir si nous sommes ou non propriétaires d’un appartement. Elles veulent partir de la maison et ne trouvent pas d’autre moyen de le faire que d’épouser un propriétaire. Si nous ne le sommes pas, elles ne s’intéressent pas à nous… »
Concernant l’emploi, il n’est pas facile d’en trouver un si tes opinions sont opposées à celle du gouvernement.
Babak raconte comment, lors d’un entretien d’embauche, à la question « Que pensez-vous de la situation de votre pays ? » il a répondu: « Il y a des points positifs et d’autres moins », et n’a pas été embauché.
Elgiz raconte que ses anciens amis d’université évitent de le fréquenter car ils craignent que leur amitié n’entache leur carrière.
En effet, les représailles gouvernementales ne toucheraient pas seulement les opposants eux-mêmes mais aussi leur famille et leurs amis. Il n’est donc jamais bon de fréquenter un opposant déclaré.
En 2011, durant les révolutions arabes, certains Azerbaïdjanais sont eux aussi sortis dans les rues, suite à une augmentation du prix des œufs, mais aussi et surtout pour demander plus de liberté, une amélioration du système scolaire, du système de santé et du service militaire[5].
Cette révolution révolte a été durement réprimée et certains militants sont encore en prison.
Après avoir parlé de la situation économique des Azerbaïdjanais nous nous intéresserons aux manifestations et à l’opposition politique dans un prochain volet. Mais vous avez compris le principe, en Azerbaïdjan on ne crie pas, on murmure sa colère…
Notes
[1] Nous utilisons ici le mot « Azerbaïdjanais » plutôt qu’« Azéri » pour désigner les citoyens de la République d’Azerbaïdjan pour deux raisons.
La première est qu’ils se désignent eux-mêmes ainsi (en turc azéri : « Azərbaycanlı »), la seconde, la plus importante, est de pouvoir les distinguer de la population azérie vivant dans la province iranienne nommée « Azerbaïdjan ». Nous parlerons de la question des deux Azerbaïdjans dans un article ultérieur.
[2] Pour une réflexion sur la question, voir l’article en trois volumes de Blaise Lefèvre sur “Dipnot”, consulté le 20.08.2015.
[3] A cause de cette peur je n’ai délibérément pris aucune photo de mes interlocuteurs. Je ne peux donc vous proposer que de vagues photos des rues de Bakou. Je vous prie de m’en excuser et vous remercie de votre compréhension.
[4] Le nom des citoyens était “Turcs” et celui de la langue “le turc azéri” lors de la première République Démocratique d’Azerbaïdjan (1918–1920). Staline ne changea cela qu’en 1936. Il est à noter que si le changement de statut des citoyens effectué par Eltchibeï avait perduré, les conséquences n’auraient pas forcément été positives du fait que 10% de la population du pays n’est pas d’origine turque azérie et appartient à d’autres « minorités». Ils sont Lezguiens, Russes, Arméniens, Talish, Avars, Turcs, Tatars, Ukrainiens, Tsakhours, Géorgiens, Kurdes, Tats, Juifs, Oudis.
Une identité turque les aurait isolés, cela a été fait en Turquie avec les Kurdes qui auraient pu accepté d’être «Türkiyeli», citoyens de Turquie, mais pas de devenir «Turcs», afin de protéger leur propre identité.
Pourtant, en Azerbaïdjan, au sortir de l’Union soviétique, l’identité turque azérie, qui avait été niée pendant des années, avait elle aussi certainement besoin d’être réaffirmée. Ce processus n’a pas été mené à terme.
[5] Comme en Turquie, le service militaire est obligatoire en Azerbaïdjan et on y recense chaque année un nombre important de morts en situation de « non-guerre ». Ces morts seraient probablement des victimes de bizutage.