Pınar Gayıp est l’une des rescapées de l’attentat à la bombe qui a fait 32 morts à Suruç le 20 juil­let. La jeune femme était inter­viewée hier, le lende­main de l’attentat, par la chaîne Habertürk, pour apporter son témoignage en direct.

Une bombe humaine, dont nous avons appris ultérieure­ment son appar­te­nance à Daesh, s’est infil­trée par­mi nous, et s’est faite explos­er pen­dant que l’on scan­dait des slo­gans. Et nos cama­rades, que nous ser­rions dans nos bras, que nous regar­dions dans les yeux cinq min­utes aupar­a­vant, avec lesquels nous allions pass­er à Kobanê, n’étaient plus que des corps en morceaux. Nous déplorons trop de morts. Et la police de l’Etat, la police assas­sine de l’AKP, au lieu d’intervenir pour sec­ourir les blessés, a lancé des bombes lacry­mogènes sur les voitures dans lesquelles nous trans­portions les blessés à l’hôpital .

Cette dernière phrase à peine ter­minée, la présen­ta­trice de la chaîne inter­rompt la parole de Pınar : la liai­son est coupée. Vis­i­ble­ment, « la police assas­sine de l’AKP » ne plaît pas.

Alors Kedis­tan donne la parole à Pınar. Voilà ce que cette dernière pub­lie sur les réseaux sociaux :

20 juil­let 2015 :

Com­ment peut-on pass­er cette nuit ? Com­ment peut-on dire « ils sont morts », alors qu’on les taquinait ce matin ? Cet Etat a mas­sacré ceux qui par­laient de la paix. Cet Etat, au nom de la race unique, a mas­sacré nos enfants. Cet Etat a mas­sacré mes cama­rades qui le défi­aient avec leur sourire. Com­ment va-t-on pass­er cette nuit ?

Nous sommes arrivés très tôt ce matin. Nous sommes allés dans la cui­sine pour pré­par­er notre petit déje­uner ensem­ble. Nous avons atten­du. Nous allions pass­er à Kobanê, apporter des jou­ets aux enfants, des médica­ments aux femmes. Nous allions apporter de l’espoir, encore une fois, recon­stru­ire la vie. Nous étions émus, très émus. Puis nous nous sommes lassés d’attendre. Je me suis allongée un peu. Mes cama­rades sont venus me voir : « la presse libre veut des images, allez, on va donc pos­er en faisant le signe de vic­toire ! ». Je les ai taquinés : « moi, je suis mem­bre de ESP, [Ezilen­lerin Sosyal­ist Par­tisi, Par­ti  social­iste des Opprimés], je ne peux pas me mêler aux jeunes, j’ai vieil­li ! ». Aydan Ezgi Şal­cı était en face de moi. Elle est allée der­rière la ban­de­role, tout en rigolant. Nous étions heureux, nous allions ren­dre les enfants heureux. Puis je suis allée en face d’eux. Je les ai regardés. Ils scan­daient de beaux slo­gans. Hava était près de moi. Je suis par­tie, et à ce moment-là j’ai enten­du l’explosion. J’ai cru que c’était une bombe lacry­mogène. Je me demandais d’où allaient débar­quer les flics, puis j’ai vu un enfant. Il pleu­rait en dis­ant « mon père est mort ». Quand j’ai réal­isé ce qu’il se pas­sait, mes cama­rades étaient par terre, en morceaux. Leurs corps étaient sous mes pieds. Ca sen­tait la chair brûlée. J’ai dit à Aydan Ezgi : « viens, il faut par­tir » ! Je l’ai touchée, elle ne s’est pas lev­ée. Je l’ai frap­pée, elle ne s’est pas lev­ée. Un autre cama­rade s’est rap­proché de moi, il tenait son ven­tre. Son corps était cou­vert de sang : « Cama­rade, emmène-moi à l’hôpital ! » m’a‑t-il dit. Je lui ai pris l’épaule, j’ai tourné la tête : Devrim était par terre, ne pou­vant se relever. Là où mes cama­rades étaient allongés, ça sen­tait la chair brûlée. Les blessés ne voulaient pas par­tir. Tout le monde cri­ait : « mes cama­rades sont morts, je ne peux pas par­tir ! ». Ils [les flics] ont envoyé des bombes lacry­mogènes sur nos voitures. Après ? Tous les com­pagnons se sont ser­rés très forts les uns les autres, leur regard dis­ant « c’est bien que tu ne sois pas mort ». Ne me deman­dez plus rien. C’est le résumé de la journée. Ca sen­tait la chair brûlée, là où mes cama­rades étaient couchés.

Il faut que je pré­cise une chose : s’il n’y avait pas eu la bien­veil­lance des habi­tants d’Urfa, nous n’aurions pas pu sauver nos cama­rades blessés. Grâce aux habi­tants qui sont venus aus­sitôt sur place, nous avons pu trans­porter de nom­breux cama­rades blessés dans leurs voitures, avant l’arrivée des ambu­lances. La police spé­ciale, elle (équiv­a­lent CRS), avait bar­ri­cadé l’entrée du Cen­tre cul­turel et empêché le pas­sage des ambu­lances. Moi je n’oublierai pas : les habi­tants d’Urfa sont venus me voir, m’ont sec­ou­rue, et m’ont dit qu’ils étaient « habitués », que « des bombes explo­saient sans arrêt ici », et qu’il fal­lait avoir « con­fi­ance en eux ».

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Je n’oublierai jamais vos sourires, la douleur de ce 20 juil­let. Je jure que ces dra­peaux ne descen­dront pas, je jure que nous allons envoy­er de l’aide à Kobanê, je jure que nous allons con­stru­ire un parc pour les enfants. Cet Etat, sa police, son Daesh ont mas­sacré mes cama­rades qui scan­daient des slo­gans de paix…

21 juil­let 2015 :

Nous venons de véri­fi­er les sacs de nos cama­rades mar­tyrs, de nos cama­rades blessés. Dans tous les sacs, il y avait des livres. Cet Etat a mas­sacré, encore, ceux qui lisent des livres. N’oubliez jamais, l’Etat a mas­sacré les enfants qui veu­lent la paix et qui lisent des livres, leur seule arme.

Les sur­vivants de l’at­ten­tat, Pınar et ses cama­rades sont mar­qués à jamais. Rien ne sera comme avant, mais leur déter­mi­na­tion est encore plus forte, pour con­tin­uer à agir et défendre leurs idéaux.

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Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.