Une grosse journée de passée avec émotions, enthousiasme, énervements, craintes, engueulades, solidarité, puis attente…
Jetons donc un coup d’oeil aux résultats. Mais avant, pour mieux comprendre, voici quelques informations utiles.
La Grande Assemblée Nationale de Turquie compte 550 députés. Ils sont élus pour quatre ans au scrutin proportionnel à 1 tour, dans chacune des 85 circonscriptions électorales qui correspondent aux provinces à l’exception d’Ankara, d’Istanbul et d’Izmir, divisées en plusieurs circonscriptions.
Les candidats ne sont élus que si la liste nationale sur laquelle ils sont présents (généralement un parti) obtient au moins 10 % des suffrages exprimés à l’échelle du pays.
Il est intéressant également de revenir sur les résultats du 2011.
Participation %86,70.
L’AKP (Parti de la justice et du développement), parti de Tayyip Erdoğan, au pouvoir depuis 2002, avait fait 49,83% et obtenu 327 sièges. Majorité absolue mais 3 sièges en dessous pour envisager seuls, des réformes constitutionnelles. Ensuite suivaient le CHP (Parti républicain du peuple), parti kémaliste, centre gauche, qu’on peut dire sans risque très sclérosé et immobiliste, 25,98% (135 députés), le MHP (Parti d’action nationaliste) ultra-nationaliste, porte-parole des “loups gris” fascistoïdes, 13,01% (53 députés). Les autres partis, tous confondus avaient fait un score de 4,61% et les candidats indépendants de 6,57%.
Le HDP (Parti de la Démocratie du Peuple) pro-kurde, souvent qualifié d’émanation du PKK mais le seul parti qui augure des pratiques politiques démocratiques et des réformes de fond, ne se présentait pas aux élections du 2011. Il était représenté à l’Assemblée Nationale, au départ, par 4 députés indépendants soutenus par le BDP (Parti pour la paix et la démocratie) qui ont rejoint le HDP plus tard. Puis avec le transfuge d’autres députés, le HDP avait atteint 35 sièges avant les élections du 7 juin 2015.
Le grand enjeu de ces dernières élections législatives du 7 juin, était de déstabiliser l’AKP et lui enlever la majorité absolue. Le HDP était la nouveauté qui se plaçait au coeur de cet enjeu.
Le HDP qui au départ fut crée sur des revendications pro-kurdes, a depuis élargi ses rangs. La Résistance de Gezi qui a provoqué des vagues de protestations sur tout le pays en juin 2013, a été une source de prise de conscience, de radicalisation, surtout des jeunes générations. Ce mouvement populaire a été également le creuset pour la naissance et convergence de différentes luttes. Le HDP a dès le départ accompagné ce processus et divers groupes, collectifs et membres d’organisation de société civile, ont trouvé là un débouché politique. Le HDP est donc devenu de fait une coalition. L’arrivée de différents mouvements comme écologistes, LGBTI, féministes, ainsi que des personnes de divers horizon et de minorités, a apporté au HDP une nouvelle dynamique, toujours dans “l’esprit Gezi”. Ceci est ressenti par beaucoup d’électeurs “dégoutés des vieux partis” comme un nouveau souffle, un nouvel espoir, et le HDP a séduit de nombreux électeurs qu’ils soient kurdes ou non. L’objectif minimum du HDP était de passer le barrage des 10%.
Malgré son caractère mixte et non-homogène actuel, son programme démocratique et social qui le différencie beaucoup de ses débuts, auprès des électeurs traditionnels du CHP et MHP, HDP a du mal à se débarrasser de l’identité “kurde pro PKK” que ces derniers lui attribuent.
Voici les résultats quasi définitifs, avec une participation de %84,32 (abstention en hausse de 2,38% malgré l’enjeu) :
AKP 40,86% (258 députés),
CHP 24,96% (132 députés),
MHP 16,29% (80 députés),
HDP 13,12% (80 députés),
Effondrement des autres petites listes 5,38% (0 députés)
L’AKP sensiblement affaiblie fait son plus bas score depuis 2007 et perd 69 sièges. Le CHP garde sa position mais perd 3 sièges. Les résultats du MHP s’améliorent de 3% et le sytème proportionnel lui fait gagner 28 sièges de plus. Le HDP fait une entrée remarquable et emporte 79 députés, soit 44 sièges supplémentaires.
Le HDP fait un score très élevé jusqu’au 87,07% dans les villes de l’Est et du Sud-Est, ses fiefs habituels, renforcé de surcroit par l’esprit coalition : Tunceli, Ardahan, Kars, Ağrı, Iğdır, Van, Bitlis, Muş, Diyarbakır (où il y a eu 2 explosions dans un meeting), Batman, Siirt, Şırnak, Mardin, Hakkari (87,07%)…
Le CHP, a eu des des résultats importants en Trace (partie européenne de la Turquie), Edirne (le plus haut score 53,15%); Kırklareli, Tekirdağ, également à Çanakkale et sur la côté égéenne : İzmir, Aydın, Muğla. Il est en première place aussi, à Mersin, Eskişehir et à Zonguldak, la seule ville de la région de Mer Noire qui a résisté à l’AKP.
Le MHP remporte 40,53% à Osmaniye, dans le Sud du pays.
Partant de rien le HDP fait à Istanbul, Ankara, Izmir, respectivement 12,57%, 5,50%, 10,49%. On trouve là le fruit des luttes récentes.
Si vous souhaitez voir les résultats des votes consulaires cliquez > ici
Il peut être intéressant pour vous d’observer le résultats de vos communautés dans vos villes.
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Quelques reflexions en vrac :
Il est évident à la première lecture que l’AKP est loin de la majorité absolue et qu’à moins d’une alliance improbable avec la droite nationaliste MHP, elle est dans l’incapacité de former un gouvernement, qui serait immédiatement censuré par une alliance de circonstance HDP et CHP.
Aucun politique turc n’a aujourd’hui envie de s’allier avec le perdant, sauf à se décrédibiliser.
Une forte pression populaire existe pour que les trois partis CHP, HDP, MHP, forment une coalition. Mais on sait qu’un tel gouvernement de coalition ne résisterait pas plus de trois mois au vue de divergences présentes sur lesquelles Erdogan ne manquera pas jouer, il sauterait sur la moindre des occasions, pour se présenter comme le “sauveur suprême” devant cette “bande d’incapables”.
Par contre, une coalition d’opposition majoritaire (292 députés) laisserait l’actuel Président dans l’impossibilité de constituer un gouvernement et de dissoudre l’Assemblée. Tayyip Erdoğan serait donc l’initiateur de la crise politique qui ne manquera pas de se traduire dans une accentuation de la poussée de l’opposition déjà constatée ce 7 juin.
Espérant que cette intelligence politique l’importera sur l’impatience qui se manifeste pour chasser Erdoğan.
Donc à la suite de ces législatives une crise politique est ouverte. La Turquie s’achemine probablement vers de nouvelles élections, dans les 45 jours qui suivront l’impossibilité de composer un gouvernement qui ne soit pas censuré.
Dans cette crise politique il n’est pas exclu qu’Erdoğan tente un coup tordu dont il a le secret, sachant que ces résultats dévoilent une extrême polarisation de la société turque dont il pourrait profiter.
En tous les cas le projet de changement de constitution vers le régime hyper-présidentiel dont Tayyip rêvait est à l’eau, même si jusqu’à présent il se comporte comme tel.
Un vent de soulagement et de joie souffle sur les réseaux sociaux. Des rires fusent devant les déclarations des grosses têtes de l’AKP qui expriment leur satisfaction de cette “belle réussite de leur parti” alors que les fameux 50% de turcs sur lesquels Tayyip comptait est bien diminué de 10%.
La Turquie a voté. Maintenant il va falloir attendre pour voir la suite.
Restons positifs est espérons que cet élan, cette dynamique que certains voient comme un Podemos en Turquie, encourage les luttes et se transforme à un vrai mouvement populaire qui réunira des masses pour construire la Turquie Nouvelle, bien loin de l’image que Tayyip Erdoğan espérait.
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Naz Oke pour Kedistan