Kafayı yed­im ! Je prononce cette expres­sion turque quar­ante fois par jour. J’ai mangé la tête… ça veut dire que je suis dev­enue dingue. Oui, je suis à bout, je n’en peux plus !

Je regarde à la télé, les 2 mil­lions de per­son­nes réu­nies sur la place de Yenikapı. Tayyip est atten­du, yeux rivés sur l’im­mense scène de 100 x 18 m, mon­tée exprès pour l’occasion.

Quand je dis occa­sion, c’est en effet une occa­sion et toute occa­sion est bonne pour causer. Tayyip arpente le pays pour faire des inau­gu­ra­tions, des céré­monies de tout se qui lui passe sous la main et les trans­forme en meet­ing. Un Prési­dent de la République qui a l’oblig­a­tion légale d’être neu­tre fait des meet­ings pour son par­ti. En nous regar­dant dans les yeux il est capa­ble de hurler dans le micro une phrase qui com­mence par “je suis totale­ment impar­tial” et la finir par “eux, ils font cela, nous, on fait ceci”. Vous aviez dit “neu­tre” ?

C’est donc bien un meet­ing de cam­pagne électorale.

Je regarde les 2 mil­lions de per­son­nes qui s’en­tassent devant la scène. Tiens, cette fois le pré­texte n’est pas une inau­gu­ra­tion, mais le 562ème anniver­saire de la con­quête d’Is­tan­bul par les Ottomans. Ca nous change un peu…

Le Prési­dent de la République et le Pre­mier Min­istre et gar­di­en de notre hon­neur mais aus­si concierge de nos vies, Tayyip le tout-en-un, Tayyip le Sul­tan se pointe en héli­cop­tère, en mode “Grand Con­quérant du Monde”. Tayyip le Prophète, le Saint, le Cal­ife des Cal­ifes arrive enfin. Tayyip la machine à paroles, le généra­teur de men­songes s’adresse a ses sujets.…

Je n’en peux plus.

2 mil­lions de per­son­nes bran­dis­sent les dra­peaux turcs, qui fut le sym­bole de ceux qui se récla­maient de la laïc­ité, récupéré depuis quelques années, à force de les dis­tribuer gratos a chaque meeting.

2 mil­lions d’aveu­gles et de sourds applaud­is­sent. Je ne les méprise pas, m’en­fin je ne com­prends pas com­ment ils peu­vent ne pas voir l’océan de cor­rup­tion dans lequel cet homme et son entourage sont trem­pés jusqu’aux narines.

talanharitasi

La carte de petits cadeaux aux fon­da­tions et assos.

Pour­tant les jour­nal­istes écrivent, pub­lient… Même les plus mod­érés, trouil­lards, comme l’ex­pres­sion turque le dit : les plus “cacas de lapin”(qui n’ont pas d’odeur et qui ne tâchent pas). De la cor­rup­tion plein les dossiers, dénon­cée de partout. Il y en a des cen­taines, à tous les domaines. La liste se ral­longe depuis le début de car­rière de Tayyip, alors qu’il était Maire d’Is­tan­bul en 94. Plusieurs pour­suites, plaintes, procès… pour abus de pou­voir, et chaque fois rien ne va au bout, pre­scrip­tion, amnistie, il s’en sort le bougre. Des listes des con­ner­ies qu’il a dit et con­tin­ue à dire, sont mis à la dis­po­si­tion de tous. Des listes sont tenues à jour, où tous les biens publics ven­dus, sou­vent aux étrangers, s’alig­nent. Des listes de pro­priétés de l’E­tat offertes sur des plateaux en argent, à des fon­da­tions alliées, et autres asso­ci­a­tions douteuses.

Des listes qui énumèrent tout ce que Tayyip et ses proches entassent sont ren­dues publiques. Certes, c’est dif­fi­cile de quan­ti­fi­er l’ar­gent quand il est mis ailleurs que dans des boîtes à chaus­sures, mais les biens immo­biliers, les parts dans des sociétés, les bateaux du fils font les Unes. Tayyip se venge de sa vie de pau­vre. Il avait dit tex­to en 98 “Si un jour vous enten­dez que Recep Tayyip Erdo­gan s’est enrichi, sachez qu’il aura mangé du haram” (inter­dit par la reli­gion, le con­traire du halal quoi). Tayyip a du oubli­er ses pro­pres paroles. Il se com­porte en chef de clan, enri­chit son entourage, les “siens”. Mais atten­tion, les pau­vres gens ne font pas par­tie des “siens”.

Pour­tant aujour­d’hui, ils sont là les pau­vres, eux aus­si. Ils sont bien­venus. Ils font le nom­bre, ils applaud­is­sent. Ils voteront AKP dans une semaine parce qu’ils aiment Tayyip.

Dire que ce mec a été élu par deux types d’électeurs. Par ces gens, sou­vent pau­vres, sou­vent ruraux, sou­vent méprisés. Ils ont voté parce qu’ils ont vu en lui un homme proche d’eux. Libéral, il a séduit égale­ment les couch­es moyennes en quête d’af­faires et de con­som­ma­tion. Quand je regarde aujour­d’hui, je vois que Tayyip a réus­si à créer une nou­velle caste de big­ots et de par­venus qui expose son exis­tence grif­fée d’at­trib­uts osten­ta­toire qui lui sont pro­pres : barbe islamique, mous­tache amende, costard Guc­ci, foulard rehaussé, pardessus Pra­da, sac Vuitton…

Et dans mon écran les pau­vres applaud­is­sent “le Prési­dent le plus proche de son peu­ple que le pays n’a jamais vu”, “un homme comme ça ne nait que tous les 500 ans”.

Une fois que tu as a inté­gré ça, tu trou­ves nor­mal qu’il habite dans un palais de 1000 piecès. Tu ne t’é­tonnes pas que les chiottes du palais peu­vent être éventuelle­ment en or mas­sif. Tu ne te deman­des pas pourquoi il achèterait un nou­v­el avion, roulerait en voiture de luxe blind­ée qui coûte ta vie, boirait de l’ayran dans des ver­res à vin peints à l’or fin et dont le prix d’un seul équiv­aut à ton salaire, et j’en passe ; alors que tu galères et que beau­coup bouf­fent à peine à leur faim, se baladent en chaus­sures en plas­tique… La mis­ère est là mais lui, il mérite tout. Il a telle­ment telle­ment fait de choses pour ce pays. Il a fait des routes, il a fait des cen­tres com­mer­ci­aux à tous les 15 pas, il a fait des mosquées de 5000 per­son­nes pour des vil­lages de 500 âmes, il a fait des cen­trales ther­miques dans des coins par­a­disi­aques en ras­ants des forêts, et main­tenant il va même con­stru­ire une cen­trale nucléaire. Il a fait “avancer” le pays… Bla bla bla.

Allons bon !

Dans cette foule, il doit y avoir des fonc­tion­naires “invités” comme d’habi­tude, par leur direc­tion à être présent, sous peine d’en­quête offi­cielle, trans­portés par des véhicules appar­tenant à la Mairie. Il y a beau­coup d’ ”invités” dans les meet­ings de Tayyip. Dès que l’ar­rivée du Sul­tan est annon­cée dans une ville, les cham­bres des avo­cats, l’Or­dre des médecins, la cham­bre des archi­tectes etc. reçoit une let­tre de leur Préfet, qui leur “con­seille vive­ment d’aller applaudir le grand homme”. Les cor­po­ra­tions répon­dent sys­té­ma­tique­ment par écrit, et ren­dent publiques leurs échanges épis­to­laires via les jour­naux et réseaux soci­aux : Nous sommes libres et ne sommes cer­taine­ment pas au ser­vice d’un homme d’E­tat quel­conque. Nous dénonçons ces façons de faire… Préfet minable, Préfet, tu peux tou­jours courir.…

Les gros plans sur la foule… Cer­tains sont com­plète­ment hys­tériques ma parole. Y en a qui vivent la phase ado-groupie un peu tar­di­ve­ment.

Il y a ceux et celles qui voudraient se réserv­er une place au par­adis frôlant le bout de la veste de Tayyip parce que “rien que de touch­er Erdo­gan est une prière” (si si, c’est un député qui l’a dit). Mais vu les mesures de sécu­rité, ce n’est pas pos­si­ble. Merde alors !

Un admi­ra­teur inter­viewé lors d’une “inau­gu­ra­tion” expri­mait sont admi­ra­tion devant la caméra : “Je l’aime telle­ment que je le cro­querais, je le lécherais. Bon d’ac­cord. Vous vous sou­venez sans doute de la vieille dame qui a pronon­cé en 2013 une phrase devenu culte : “Je serais même le poil de cul de Tayyip !”, dont la vidéo a fait un big buzz. Il n’est pas dif­fi­cile de com­pren­dre que cette dame a offert sans le vouloir, un iné­gal­able sobri­quet pour les pro-Tayyip, “les poils de cul”.

Vous pou­vez dire mais qu’ils sont cons ! Vous pou­vez rire de tout ça. Moi, ça me chagrine…

Je n’en peux plus. Je m’étouffe.

J’ob­serve la grande mise en scène en me dis­ant que cela aurait été peut être plus cool aujour­d’hui si Istan­bul était restée byzan­tine à l’époque… Je ne sais pas com­ment les choses seraient aujour­d’hui. Ce que je sais, c’est ce que je vois.

Et là dans ma lucarne, je vois des mehter ! Pas mal de mehter…

Mehter ?

Si vous avez joué aux touristes, vous avez du les crois­er au pas­sage dans un fes­ti­val, un musée… Le mehter est une fan­fare tra­di­tion­nelle turque com­posée de gail­lards déguisés en ottomans, avec de fauss­es mous­tach­es épaiss­es comme des sabres, avançant avec une allure bien à eux, deux pas en avant, un pas en arrière. Il parait qu’ain­si, ils fai­saient peur à l’en­ne­mi, pen­dant les guerres.

costume-mehter

En cas de besoin, vous pou­vez louer une cos­tume. Mous­tache com­prise. (non ce n’est pas dess­iné avec un feu­tre sur la photo)

Allez dico pour les néophytes :
Les “mehter” étaient une com­pag­nie chargée de l’in­ten­dance mil­i­taire sous l’Em­pire ottoman. Con­sti­tué essen­tielle­ment de janis­saires qui devaient en out­re s’oc­cu­per de l’orchestre, le mehter avait égale­ment à l’o­rig­ine pour mis­sion de dress­er la tente du sul­tan lors de ses cam­pagnes mil­i­taires ou de s’oc­cu­per des chevaux. Il ser­vait aus­si comme maître d’arme et de garde du corps.

Vous voyez bien qu’au­jour­d’hui les mehter sont tout à fait à leur place, près du Sultan.

C’est nor­mal. Sachant qu’on apprend aux écol­iers turcs que le Moyen Age se ter­mine avec la con­quête d’Is­tan­bul, en 1453, en leur faisant croire que ceci fig­ure sur toutes les fris­es sco­laires chronologiques du monde  ; les fan­fares janis­saires ne pou­vaient pas rater cet événe­ment d’une impor­tance “mon­di­ale”.

J’ai bien dit LES fan­fares. Il y en a une quin­zaine, parce que puisqu’on fête le 562ème anniver­saire, il fal­lait bien trou­ver 562 gail­lards pour tam­bouriner. Grand événe­ment, grand homme, grand tambourinement…

Leur bou­can est étouf­fé par moment, par les bruits des avions qui sur­v­o­lent le car­naval en colo­ri­ant le ciel comme au 14 juillet.

Il parait qu’un spec­ta­cle de feux d’ar­ti­fice est égale­ment prévu pour ce soir. Bah bien sûr ! Ca aurait manqué…

Franche­ment, on se croirait au Corée du Nord, la mise en scène est telle­ment grandiose­ment puante.

Je me recro­queville dans mon canapé. J’ai envie de fumer. Je n’ai plus de clopes.

J’ai arrêté de fumer par soucis financiers. D’un coup, j’en veux au monde entier ! J’en veux Tayyip, à ses sbires, à ses sou­tiens, à son oppo­si­tion qui ne se bat pas assez, à ceux qui voient mais qui, par crainte de repré­sailles ne dis­ent rien… J’en veux même à l’homme ou la femme dans la rue de ne pas se révolter suff­isam­ment. Je m’en veux à moi… Je suis en colère parce que je réalise d’un coup, que moi qui ne m’au­torise pas à acheter des cig­a­rettes, qu’en tant que con­tribuable JE paye tout ce cirque de ma poche.

Et oui, Les gens puent de la gueule de faim, et ce cirque aux mille clowns leur est servi avec ce qui est volé de leurs assiettes.

Je me demande sérieuse­ment, com­ment ça va se ter­min­er tout ça ?
Dans les urnes ?
Ou dans un bain de sang ?
Parce que ça ne peut pas continuer.
Alors je me pose une ques­tion : imag­i­nons une sec­onde que l’AKP ne sorte des prochaines élec­tions leg­isla­tives, vain­cue. Imag­i­nons que Tayyip s’écroule. Com­ment va-t-on se débar­rass­er de ce sys­tème de charog­nards bien assis, qui sucent le sang du pays ? Telle­ment bien instal­lés, enrac­inés, avec des ten­tac­ules partout…

Je n’en peux vrai­ment plus d’en­ten­dre Tayyip, ni de le voir. J’éteins ma télé.

Je lis le lende­main dans un jour­nal les chiffres des émis­sions où Tayyip est présent : “audi­ence minable” !
Plutôt ras­sur­ant. Y a pas que moi qui l’a fait taire en appuyant sur le bou­ton rouge.
Je me sens moins seule…

 

Mamie Eyan on FacebookMamie Eyan on Twitter
Mamie Eyan
Chroniqueuse
Ten­dress­es, coups de gueule et révolte ! Bil­lets d’humeur…