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Gezi” est le plus impor­tant mou­ve­ment de Résis­tance ayant démar­ré sur des ques­tions d’en­vi­ron­nement dans l’histoire de la Turquie.

La mobil­i­sa­tion a com­mencé le 27 mai 2013 avec le rassem­ble­ment d’un groupe dans le parc Gezi afin d’empêcher d’a­gir  les machines qui devaient ras­er les arbres. C’é­tait de fac­to une ZAD, puisque cela s’est traduit par une occupation !

A par­tir de ce point de fix­a­tion et des relais qui n’ont pas man­qué de se faire (arti­cles de presse, réseaux soci­aux, bouche à oreille), début juin, les rues des grandes villes, des petites villes, ont été tra­ver­sées par des foules.

Les man­i­fes­tants scan­daient des slo­gans, por­taient des pan­car­tes, par­fois des œil­lets. Ils étaient paci­fiques. La réponse gou­verne­men­tale fut d’une vio­lence dis­pro­por­tion­née entraî­nant des mil­liers de blessés, dont de nom­breux cas de trau­ma­tismes crâniens par­fois très graves, des muti­la­tions comme  des pertes de l’oeil. Les forces de répres­sion ont de par le monde des équipements iden­tiques et les blessures se ressem­blent donc. Il y eu 5 morts.

Mais comment  en est-on arrivé là ?

C’est une longue his­toire qui ren­con­tre l’his­toire récente du pays. Sur un fond poli­tique déjà ten­du,  il y a eu une étin­celle, une dernière goutte qui a débor­dé la vase. Cette goutte là fut le parc Gezi.

En fait, tout a com­mencé par une dizaine d’ar­bres. Oui oui, quelques arbres.

Une dizaine d’ar­bres qui devaient être coupés, dans un parc qui devait être rasé, pour y con­stru­ire autre chose. Un pro­jet d’ur­ban­isme, comme beau­coup d’autres à Istan­bul aujourd’hui…

Un pro­jet que je peux met­tre sans hési­ta­tion dans la liste de tous ces « pro­jets inutiles et cou­teux » con­tre lesquels les luttes s’or­gan­isent, la vio­lence poli­cière répon­dant avec toute sa puis­sance,  lais­sant des vic­times sur les pavés.

Au parc Gezi, une poignée de per­son­nes ont voulu empêch­er les machines d’opér­er. D’ailleurs, nos chers médias ont brodé sur cette par­tie vis­i­ble de l’ice­berg pen­dant longtemps, “quelques mal­heureux arbres”, jusqu’à ce qu’ils ne puis­sent plus nier le fait qu’il se pas­sait vrai­ment quelque chose d’im­por­tant, bien au delà. En quelque sorte ils se sont servi des arbres pour cacher la forêt !

Le parc Gezi jouxte la place Tak­sim, à Istan­bul. Il y a prob­a­ble­ment quelques uns, quelques unes qui con­nais­sent le quarti­er. Sinon, vous avez raté quelque chose. Parce que ce quarti­er est le sym­bole même de l’Is­tan­bul cosmopolite.

La place donne sur plusieurs rues et tout ce quarti­er est un lieu grouil­lant de vie. Au cœur de la place il y a un mon­u­ment, vis­ité pour les céré­monies offi­cielles. Le tramway his­torique fait la navette entre la place et l’av­enue Istik­lal… Com­merces, restau­rants, dont cer­tains devenus des insti­tu­tions de la gas­tronomie turque. Des bars à thème musi­cal s’é­tal­ent dans les rues adja­centes. Quand vous les tra­versez, vous tra­versez aus­si la richesse musi­cale du pays. Musique live, aus­si bien la musique tra­di­tion­nelle que rock, ou punk, ou jazz… Le Con­sulat Français fait aus­si par­tie du paysage..

Mais ce n’est pas tout. La place Tak­sim est le lieu des grands rassem­ble­ments poli­tiques, le point de départ des man­i­fes­ta­tions. Elle en a vu de toutes les couleurs. Des moments joyeux, des moments trag­iques.… Le plus impor­tant était en 1977. Lors de la man­i­fes­ta­tion du 1 er mai, 36 morts ont ensanglan­té les pavés de Tak­sim. Cette date est entrée dans l’his­toire du pays comme « le 1er mai sanglant ».

D’ailleurs les man­i­fes­ta­tions tra­di­tion­nelles du 1er Mai on été inter­dites pen­dant de longues années. Elles sont de retour depuis seule­ment 3, 4 ans, mal­gré les inter­dic­tions. A Istan­bul, elle démar­rent tou­jours à Tak­sim. Et la par­tic­i­pa­tion aug­mente chaque année. 500 mille, 1 mil­lion, 1 mil­lion 5… Quand dans toutes les villes du pays, les man­i­fes­tants scan­dent le même slo­gan, au même moment, ça donne des fris­sons. « Coude à coude con­tre le fas­cisme ! » « A bat le cap­i­tal­isme ! ». C’est impres­sion­nant. Le pays vibre.… Et t’es là, tu vibres avec…

Pourquoi la destruction d’un parc et une dizaine d’arbres a tant mis  les gens en colère ?

Le gou­verne­ment à tra­vers la Mairie, a annon­cé un pro­jet d’ur­ban­isme à Taksim.

Cet endroit est un nœud où plusieurs axes se croisent. La cir­cu­la­tion auto­mo­bile et pié­tonne avait prob­a­ble­ment besoin d’être organ­isée autrement et la place néces­si­tait une touche d’embellissement, de rénovation.

Le prob­lème est que le pro­jet prévoy­ait, entre autres choses, la destruc­tion du parc, un des rares parcs en milieu urbain. Un des poumons d’Is­tan­bul, un bout de ver­dure qui respire.

Détruire le parc pour quoi faire à sa place ?

Il faut que je vous racon­te un peu l’his­toire de ce parc. Sous l’Em­pire Ottoman, à la place du parc, se trou­vait une caserne :
La Caserne d’ar­tillerie de Halil Paşa. Elle avait été con­stru­ite en 1803 sur un cimetière arménien et musul­man, par un archi­tecte arménien.

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En 1909 les sol­dats du batail­lon d’ar­tillerie désireux d’in­stituer la char­ria se sont mutinés. L’ar­mée ottomane a mis fin à la mutiner­ie. Ensuite, cette caserne a tou­jours été un sym­bole d’obscurantisme.

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La cour intérieure de la caserne est dev­enue par la suite le « Stade de Tak­sim » en 1921, le pre­mier stade de foot­ball turc. Puis, sur les con­seils de l’ur­ban­iste Hen­ri Prost, un français, le stade a été fer­mé en 1939, et démoli l’an­née suiv­ante et le parc Gezi a été offert aux stan­bouliotes par la République turque.

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Le pro­jet d’ur­ban­isme récent prévoy­ait la recon­struc­tion de cette caserne à l’i­den­tique, sous pré­texte qu’elle ferait par­tie de l’héritage cul­turel ottoman de la Turquie.

Recon­stru­ire à l’i­den­tique cette caserne, soit, mais que va-t-on faire dedans ?

Un cen­tre cul­turel ? Une bib­lio­thèque ? Un musée ?
Non !

Tenez vous bien : le pro­jet prévoy­ait dans la caserne, un cen­tre commercial !

Voyez-vous les sym­bol­es ? Un tem­ple à la gloire de l’ob­scu­ran­tisme et de la société marchande!

Un tel sym­bole, dans une Turquie où la laïc­ité perd du ter­rain tous les jours, où chaque par­celle publique est ven­due à des affairistes, où un pre­mier min­istre, (Tayyip Erdo­gan, Prési­dent de la République aujour­d’hui) est un ami de Berlus­coni… Et bien, les gens ne pou­vaient plus se taire.

« L’esprit Gezi »

La petite poignée de per­son­nes près des arbres a vu ses rangs s’a­grandir. Un de mes amis qui était là depuis le pre­mier jour me racontait :

Les gens venaient par cen­taines, puis par mil­liers. On avait du mal à com­pren­dre nous même ce qu’il se pas­sait. Au début il y avait quelques tentes puis un vrai vil­lage, alors on s’est organ­isé. Des ali­ments, de l’eau, des vête­ments pleu­vaient. Une assem­blée citoyenne s’est con­sti­tuée et elle était con­tin­uelle­ment en débat. Tout ce mou­ve­ment était paci­fique. Il y avait des familles, des enfants, toute sortes de gens de toutes les couch­es socio-cul­turelles. Et une nuit la police a chargé. Vio­lem­ment. Très violemment.

Avec les exem­ples en France, vous savez très bien ce que ça peut être la répres­sion poli­cière avec les moyens contemporains…

La vio­lence était impres­sion­nante mais les résis­tants avaient aus­si des armes :
intel­li­gence, esprit pra­tique, et surtout humour et sol­i­dar­ité. Ce cock­tail plus explosif qu’un Molo­tov est l’essence de Gezi. C’est « L’e­sprit Gezi ».

Les slo­gans, les pan­car­tes, les tags à mourir de rire, ont jail­li comme des feux d’ar­ti­fice en ridi­culisant encore et encore, les déc­la­ra­tions, les ordres, les dis­cours qui se voulaient les plus sérieux. Dans de mil­lions d’ex­em­ples, je me sou­viens des vis­ages lumineuses de 3 jeune filles qui taguaient sur un mur, en faisant illu­sion aux con­seils de Tayyip, alors Pre­mier Min­istre, « Familles, faites au moins 3 enfants ». Je voy­ais sur le mur : « Es-tu sur d’en vouloir 3 comme nous ? ». Je me sou­viens d’un slo­gan, scan­dé face aux lacry­mos qui pleu­vaient, « Petit, je cour­rais après le camion de fumigène con­tre les mous­tiques, ton lacry­mo je m’en fous ! »

La sol­i­dar­ité c’é­tait toute une autre his­toire. Une entraide est née naturelle­ment. Autour des reven­di­ca­tions et les luttes, les cli­vages s’ef­facent telle­ment spon­tané­ment… Ces cli­vages instal­lés pour mieux gou­vern­er, entre les gens, les vieux et les jeunes, des femmes et des hommes, entre les class­es, les croy­ants les non croy­ants ont dis­parus entre les gens qui se sont réu­nis à Taksim…

Une amie disait :

J’ai vu des choses que je n’ai jamais vu de la vie. Un sup­port­er de FB, relever un sup­port­er de GS. Du jamais vu ! Un turc don­ner le bras pour aider à marcher un kurde ou le con­traire. Tu te rends compte ? Des vieilles dames qui appor­tent des cit­rons coupés, du vinai­gre pour que les gens se net­toient leur vis­age des lacrimos.

Et moi, sur mon écran, j’ai vu des listes défil­er sur inter­net. Les com­merces dif­fu­saient leur code wi-fi pour que tout le monde puisse com­mu­ni­quer. Les jeunes équipés de caméras émet­taient en direct non stop.. Des listes de n° de télé­phone défi­laient. Les avo­cats, les médecins, les infir­miers, infir­mières don­naient leur n° de portable pour aider les gens blessés ou en garde à vue. Il y a eu des infirmeries de for­tune dans des hôtels, dans des park­ings fermés.

  • “La femme en rouge” une des icônes de Gezi

Et pen­dant ce temps là, le pre­mier min­istre par­lait de grou­pus­cules, de ter­ror­istes très dan­gereux, dans les rues… Pour le gou­verne­ment cette foule dans la rue n’é­tait que quelques « çapul­cu » (pronon­cez thcapould­jou), ce qui veut dire maraudeurs, van­dales, traine-savates… Là aus­si, vous n’au­rez pas de dif­fi­cultés à com­pren­dre tout de suite, car c’est exacte­ment ce qui se passe pour les ZADistes en France, quand les méR­dias les présen­tent comme des ivrognes, drogués, qui vivent dans des déchets.

Quand on regarde le pays d’une façon super­fi­cielle on peut voir ce que le gou­verne­ment essaye de démontrer.

« Les sans dieux sont con­tre les croy­ants”. A croire que la laïc­ité répub­li­caine oppri­mait les croy­ants. Si les musul­mans, très nom­breux, qui résis­taient avec tous avaient pen­sé que la République les oppri­mait, ils n’au­raient pas été là.

Rap­pelez-vous le sym­bole du parc Gezi, l’ob­scu­ran­tisme et le fric. Surtout le fric, l’ob­scu­ran­tisme étant à son service.

Ce qui est remar­quable et éton­nant, ce sont les jeunes généra­tions que tout le monde voy­ait comme des indi­vid­u­al­istes, des apoli­tiques. « Ils s’en foutent, ils con­som­ment tout, et ils ne font que con­som­mer, tout pour ma gueule, aucune con­science…». Eh, bien ils-elles ont bluffé tout le monde. Moi même je suis restée bouche bée, en obser­vant la par­tic­i­pa­tion des jeunes de ma famille, des enfants d’amis, qui ne s’é­taient jamais intéressés à la poli­tique. « A bas le cap­i­tal­isme ! ». « Erdo­gan dégage ! ». C’est dans les luttes, en résis­tant qu’on prend con­science et qu’on se radicalise.

Qu’a-t-on gagné ?

Le pro­jet a été retiré. Le Parc est resté en place. Tak­sim s’est habil­lé de béton. C’est moche.

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Mais ce n’est pas si simple.

Après Gezi, plusieurs événe­ments mar­quants ont été déclencheurs d’ini­tia­tives de protes­ta­tions. Des pro­jets du même acabit sont nom­breux, le récent Palais Blanc prési­den­tiel à 1000 pièces, le pro­jet du 3ème pont sur le Bospho­re, des révéla­tions sur la cor­rup­tion sur les mem­bres de gou­verne­ment et les proches d’Er­do­gan, des cat­a­stro­phes dues aux con­di­tions de tra­vail, des résul­tats d’élec­tions munic­i­pales con­testées et soupçon­nées de truquage, la trans­for­ma­tion des écoles publiques en école coranique, l’ar­rivée du foulard dans l’en­seigne­ment, les admin­is­tra­tions et l’assem­blée nationale… Des déc­la­ra­tions sex­istes, racistes des élus ou des per­son­nal­ités islamo-con­ser­va­teurs encour­ageant les vio­lences faites aux femmes… Je peux vous en trou­ver au moins un pour chaque jour des deux années écoulées depuis Gezi.

Le plus impor­tant est ceci : l’ex­péri­ence de Gezi a changé quelque chose en pro­fondeur. Peut être pas pour tout le monde mais pour beau­coup, et dans une très grande par­tie de la jeunesse.

Mais la plus grande vic­toire a été la prise de con­science de la force qu’on peut avoir quand on se rassem­ble pour une lutte.

Gezi n’a fait qu’ou­vrir la route et les yeux. Ils sont de plus en plus nom­breux à com­pren­dre que ce qui con­tin­ue à tout pour­rir c’est ce libéral­isme économique, en Turquie comme en Europe. Ici, il se déploie sous cou­vert  de voile obscu­ran­tiste pour mieux se met­tre en œuvre, comme sous un masque de repli identitaire.

Main­tenant il y a la suite. D’autres luttes à men­er. Et on sait qu’ensem­ble c’est possible.

« Esprit Gezi » es-tu là ?

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Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.