Après deux semaines de mobil­i­sa­tion et d’occupation de l’orphelinat Camp Armen, les autorités turques ont déclaré que la destruc­tion du site était annulée et qu’une solu­tion serait trou­vée. C’est une pre­mière vic­toire pour les man­i­fes­tants, la com­mu­nauté arméni­enne et surtout les enfants qui ont gran­di dans ce lieu. Pour­tant, on ne pour­ra par­ler réelle­ment de vic­toire que lorsque le ter­rain sera ren­du à la Fon­da­tion qui a con­stru­it l’orphelinat ou aux enfants qui y ont vécu.

Le camp pour enfants de Tuzla, plus con­nu sous le nom de Camp Armen, a été ouvert en 1962 par la Fon­da­tion de l’Eglise Protes­tante Arméni­enne de Gedik­paşa, à Istan­bul, pour accueil­lir les enfants arméniens sans famille ou dont la famille n’avait pas les moyens économiques de les élever. C’est resté un orphe­li­nat durant des années, et des per­son­nal­ités con­nues telles que Hant Dink, son épouse Rakel Dink, et le député HDP Erol Dora, y ont grandit. Jusqu’à ce jour, env­i­ron 1500 enfants ont séjourné à Camp Armen. Pour­tant, depuis 1983, le lieu est lais­sé à l’abandon.

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En effet, le ter­rain acheté légale­ment par la Fon­da­tion de l’Eglise Protes­tante Arméni­enne de Gedik­paşa lui a été retiré en 1979 par l’Etat. Alors que le traité de Lau­sanne spé­ci­fi­ait que les autorités de la nou­velle République de Turquie s’engageaient à laiss­er aux fon­da­tions religieuses chré­ti­ennes leurs pro­priétés. Ces mêmes autorités ont fait sign­er par la suite en 1936 aux fon­da­tions religieuses chré­ti­ennes des déc­la­ra­tions énumérant leurs biens. En fin de doc­u­ment une note stip­u­lait que les fon­da­tions religieuses avaient l’interdiction d’acquérir de nou­velles pro­priétés et de recevoir des dona­tions. Plus tard, cer­taines fon­da­tions religieuses ont obtenu une autori­sa­tion pour devenir pro­prié­taires, et d’autres non.

La peur que l’Etat turc a tou­jours ressen­ti vis-à-vis des con­fréries religieuses ; explique une telle démarche. Le mod­èle d’Etat ultra cen­tral­isé qu’a créé Atatürk ne tolère pas l’existence de con­fréries véhic­u­lant une idéolo­gie dif­férente de celle de l’Etat et dis­posant d’importants cap­i­taux ain­si que de sys­tèmes édu­cat­ifs propres.

Cette note, qui n’a pas statut de loi, a été util­isée par l’Etat en 1979 pour expro­prier la Fon­da­tion arméni­enne de sa pro­priété achetée quelques années plus tôt. Il est très étrange qu’après avoir pu acheter cette pro­priété tout à fait légale­ment, sans que l’E­tat ne s’y oppose de quelque manière que se soit, on lui retire des années après ! De sur­croît cette fon­da­tion ne serait pas la seule dans ce cas. Suite à une déci­sion de la Cour Suprême  datant du 8 mai 1974, d’autres fon­da­tions gayrimüs­lim (non musul­manes) se seraient vues dépos­sédées de leurs biens. En pleins con­texte de guerre de Chypre (entre Chypri­otes turcs et Chypri­otes grecs, alors que la Turquie envahit le nord de l’île) il est prob­a­ble que ces expro­pri­a­tions aient été une sorte de vengeance.

Après un procès de 4 ans, la Fon­da­tion de l’Eglise Protes­tante Arméni­enne de Gedik­paşa a libéré les locaux, en 1983. Bien qu’ayant fait plusieurs fois recours, la Fon­da­tion n’a jamais obtenu gain de cause en jus­tice, l’orphelinat a été fer­mé, et le ter­rain passé aux mains de dif­férents pro­prié­taires jusqu’à aujourd’hui. La déci­sion de Cour Suprême du 8 mai 1974 a été abrogée en 2007, mais comme le ter­rain est passé par les mains de nom­breux de pro­prié­taires depuis l’ex­pro­pri­a­tion, la Fon­da­tion n’a pu le récupérer.

La destruc­tion du camp annon­cée par les autorités a été un choc de plus pour la Fon­da­tion, la com­mu­nauté arméni­enne de Turquie, mais surtout pour les enfants qui ont grandit dans le camp. Rakel Dink a expliqué aux médias la valeur sym­bol­ique et sen­ti­men­tale qu’avait ce lieu pour les 1500 enfants qui y ont grandit ain­si que pour leurs proches.

La destruc­tion du camp avait été annon­cée par les autorités pour la fin du mois de mai, or le 6 mai les bull­doz­ers avaient déjà com­mencé le travail.

La société civile turque s’est spon­tané­ment mobil­isée afin de stop­per la destruc­tion du camp.

L’espace étant occupé, les bull­doz­ers ont effec­tive­ment dû stop­per leur activ­ité. Des groupes de gens se sont relayés pour des « veilles », afin qu’il y ait tou­jours quelqu’un sur les lieux. Des activ­ités ont été organ­isées les week ends du 9–10 mai ain­si que du 16–17 mai. Des cours de langue arméni­enne, des con­férences et des con­certs ont eu lieu.

Mais les activ­ités prévues le 16 mai, plutôt que d’être en protes­ta­tion con­tre la destruc­tion annon­cée, se sont trans­for­mées en fête de la victoire.

En effet, le Pre­mier Min­istre Ahmet Davu­toğlu s’est opposé, le 15 mai, à la destruc­tion de Camp Armen, annonçant notam­ment au pro­prié­taire actuel du ter­rain qu’un accord serait trou­vé afin de le dédom­mager. On attend à présent une déc­la­ra­tion de la munic­i­pal­ité de Tuzla con­fir­mant l’annulation de la destruc­tion du camp.

La déc­la­ra­tion de Davu­toğlu n’a pour­tant rien d’une promesse, c’est unique­ment l’annonce de l’« espoir qu’il ait en une solu­tion », et nous savons que l’espoir fait vivre…

Cela ne garantie en rien que la solu­tion dont il par­le ne con­cern­era pas unique­ment l’arrêt de la destruc­tion du site, mais bien aus­si la resti­tu­tion de celui-ci à la com­mu­nauté arméni­enne en vue de, peut-être, rou­vrir l’orphelinat et y accueil­lir une nou­velle généra­tion d’enfants dans le besoin.

Pour­tant, après la provo­ca­tion qu’Erdoğan a faite le 24 avril en choi­sis­sant pré­cisé­ment le jour du cen­te­naire du géno­cide arménien pour fêter la vic­toire de la bataille de Çanakkale, l’attitude de Davu­toğlu sem­ble être le signe d’une volon­té d’apaiser les ten­sions qui exis­tent entre la com­mu­nauté arméni­enne et le gou­verne­ment turc. A moins que ce soit unique­ment une stratégie élec­torale visant à faire gag­n­er à l’AKP des voix sup­plé­men­taires aux élec­tions lég­isla­tives qui se dérouleront le 7 juin…

Aurélie Stern pour Kedistan

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