Ven­dre­di 27 mars était la journée mon­di­ale du théâtre…

L’idéolo­gie du pou­voir AKP, dans son élan de trans­for­ma­tion de tous les Arts, dont le théâtre, fait tout son pos­si­ble pour installer une cul­ture con­ser­va­trice. Fer­me­ture des théâtres, destruc­tion des lieux his­toriques et cultes au nom du prof­it, comme le ciné­ma Emek, le Cen­tre Cul­turel d’Atatürk, la déman­tèle­ment du sys­tème des Artistes de l’E­tat, cen­sure, sur­veil­lance des artistes, diminu­tion des bud­gets… Procès pour un oui pour un non, par­fois en trou­vant des “injures sub­lim­i­nales” à l’en­con­tre d’Er­do­gan dans les oeu­vres comme c’é­tait le cas récem­ment pour la car­i­ca­ture de la cou­ver­ture de Penguen, jour­nal satirique homo­logue de Char­lie Heb­do… Le chemin des artistes turcs est parsemé d’embûches…

L’Art et la cul­ture doivent être domp­tés, et l’âme créa­trice doit se pli­er aux règles de cette vision con­ser­va­trice. Cette vision lib­er­ti­cide appuyée par l’Is­lam, va loin ; et essaye de réduire le sens des mots comme “créa­tiv­ité”, “créa­teur” con­sid­érés par les islamo-con­ser­va­teurs réservés au dieu. Puisqu’il est le “Grand Créa­teur”, seul Allah peut “créer” n’est-ce pas ?

J’ai ren­con­tré des pein­tres qui ne man­quent pas de tal­ent mais qui ne peignent plus du tout des représen­ta­tions de per­son­nes, inter­dites en Islam. Par­fois très à cheval sur les règles, ne peignent plus que des paysages et des nature-mortes. Pas d’an­i­maux non plus, car il ne faut pas représen­ter les vivants ! (Ce qui est au pas­sage une offense à l’Art Seld­joukide). S’il vous plait, à quoi ressem­blerait un paysage de Bospho­re sans ses mou­ettes ! Pour­tant les arbres sont bien là, vous pou­vez les ques­tion­ner, les arbres ne seraient pas des vivants ? Et bien, l’ex­pli­ca­tion tombe : Vous ne com­prenez rien, les ani­maux ont une âme, il ne faut pas pein­dre tout ce qui a une âme ! Ah bon, d’accord.

Les tutus des bal­ler­ines sont trop courts. “La danse et la musique clas­sique ne font pas par­tie de notre cul­ture” dis­ent-elles les gross­es têtes et les “penseurs” en théolo­gie. D’ailleurs la musique n’est “autorisée” (enten­dez par l’is­lam) seule­ment si les paroles sont adap­tées à la reli­gion, et si elle ne con­tient pas de voix fémi­nine. Ô femme dia­b­lesse ! (Vous trou­verez de mag­nifiques cita­tions à la fin de l’ar­ti­cle con­cer­nant le Cen­tre Cul­turel Atatürk à Istanbul.)

Des sculp­tures sont qual­i­fiées de “mon­stres”, elles sont détru­ites ou enlevées des places publiques.

Dans tout ce tra­vail de minage le théâtre prend for­cé­ment sa part.

La car­i­ca­ture de Cihan Demir­ci représente bien cette transformation.

Le théâtre turc Avant AKP — Après AKP

 

Celles et ceux qui suent pour le théâtre, sur scène, der­rière et autour de la scène se bat­tent et ne lâchent pas l’affaire.

goksel-kortay-theatreTous les ans, le com­mu­niqué de la journée mon­di­ale du théâtre est rédigé par un artiste dif­férent. Cette année c’est Gök­sel Kor­tay, qui par­le au nom de toutes et tous. Gök­sel est une comé­di­enne, enseignante. Elle a traduit de nom­breuses pièces de théâtre, joué dans plus de 150 pièces. Elle a présidé pen­dant 12 ans l’As­so­ci­a­tion des Comé­di­ens du théâtre (TODER).

Elle souligne que sur les ter­res fer­tiles ana­toli­ennes le théâtre existe depuis l’antiquité.

Actuelle­ment la sci­ence et la tech­nolo­gie font de très rapi­des pro­grès, et l’Art et la Cul­ture pro­gresse par­al­lèle­ment, dans des pays mod­ernes, con­tem­po­rains et qui ont com­plété leur développe­ment(*). Dans notre pays le théâtre règne depuis l’ère antique. La Turquie est un tré­sor de Cul­ture au point de tomber sur un amphithéâtre à chaque mètre car­ré creusé.

 
Gök­sel Kor­tay affirme que pen­dant l’Empire Ottoman, la tra­di­tion du théâtre gar­dait sa tex­ture mul­ti­cul­turelle et poly­glotte à tra­vers “Karagöz-Haci­vat”, théâtre d’ombre tra­di­tion­nel, “Ortaoyunu”, pièce jouée sur les places publiques, “med­dah”, ancêtre du one-man-show et que le théâtre sous toutes ces formes con­sti­tu­aient un pont du palais vers le peu­ple, et du peule vers le palais. Elle pré­cise que suite à la fon­da­tion de la République, une sorte de “Renais­sance” a été vécue et que le théâtre a pris sa place, avec d’autres formes d’Arts, dans la société et les insti­tu­tions d’Etat.
 
L’artiste appuie sur le fait que l’Art est un des mâts qui tien­nent le toit d’un pays :

Le théâtre est lib­er­taire, il est la lib­erté. Il est la lumière, la clarté. L’être humain civil­isé se doit d’être, un être authen­tique, qui pense, qui inter­prète, qui recherche et cri­tique. L’individu est le témoin de son époque, et à tra­vers le théâtre, il ques­tionne. Le théâtre est fort parce qu’il a tou­jours une parole à pronon­cer. Le théâtre est dynamique, énergique, et il est l’outil d’éducation le plus sin­guli­er. La langue com­mune est une des pier­res des fon­da­tions d’un pays. Partout, l’endroit où la langue est mer­veilleuse­ment util­isée est sans aucun doute, la scène du théâtre. Le théâtre joue un rôle très impor­tant pour faire évoluer la langue turque sur le bon chemin, dans une péri­ode où elle est extrême­ment altérée.

 
Gök­sel Kor­tay, ne manque pas de point­er la destruc­tion des salles de théâtre déjà d’un nom­bre insuff­isant et pré­cise que même à Istan­bul, le berceau de l’Art, de moins en moins de théâtres résistent. 

Mal­gré toutes les embûch­es, et dif­fi­cultés, dans une ville mag­nifique comme Istan­bul, où plusieurs cul­tures fondent et se fusion­nent dans le même creuset, près de 300 pièces sont jouées actuelle­ment, dans des lieux de toutes tailles. Des jeunes bril­lants, tal­entueux, pour pou­voir exercer leur méti­er, présen­tent des pièces impres­sion­nantes, touchantes, dans tous les lieux qu’ils trou­vent, dans des recoins, des couloirs, des apparte­ments, des cham­bres, des sous-sols… Mais mal­heureuse­ment, tous ces lieux alter­nat­ifs sont sur le chemin de la destruc­tion pour devenir des hôtels, des cen­tres com­mer­ci­aux. Mal­gré le tableau pes­simiste d’Istanbul, dans les villes envi­ron­nantes de nou­veaux théâtres germent.


Lors du proces­sus de l’entrée à l’Union Européen, le critère absolu le plus impor­tant et avant l’économie, est la Cul­ture, l’Art et bien sur le théâtre. Dans des pays européens, même dans les aggloméra­tions à moins 2 mil­lions de pop­u­la­tion, ces villes dis­posent d’un théâtre. Pourquoi pas chez nous ? Dans ce cadre, venez, prenons ce rêve de créer un théâtre pour chaque ville, comme objec­tif. Ce rêve ne peut se réalis­er que grâce à l’éducation. Le théâtre est amour, il est pas­sion, un mode de vie. 


Allons, met­tons nous en mou­ve­ment, semons des grains de théâtre dans chaque ville, dans toute l’Anatolie. 

Venez au théâtre, vivez le avec nous. Faisons le vivre. 

Le théâtre a tou­jours existé. Il exis­tera toujours.

(*) J’ai traduit le com­mu­niqué rédigé par Gök­sel Kor­tay par­tielle­ment. Je suis bien sur d’ac­cord avec elle, sur l’im­por­tance de l’Art et la Cul­ture pour la société. En cette journée mon­di­ale du théâtre, je souhaite de tout coeur, la lib­erté des artistes, et les moyens néces­saires pour que toutes et tous puis­sent accéder à la Culture.
Je tiens à pré­cis­er cepen­dant, que dans ce com­mu­niqué, qu’il soit rédigé avec la meilleure volon­té du monde, il y a une chose qui me dérange pro­fondé­ment : Le regard bour­geois à la turc sur les pays occi­den­taux, comme pré­cise le com­mu­niqué, “des pays mod­ernes, con­tem­po­rains et qui ont com­plété leur développe­ment”. Cette espèce d’in­ter­ac­tion de per­cep­tion entre l’Oc­ci­dent et l’Ori­ent me met en colère, parce qu’elle est car­i­cat­u­rale et fausse. Les pays dit “occi­den­taux” sont loin d’avoir “ter­miné leur proces­sus de développe­ment”, ne sont absol­u­ment pas exem­plaires, ni des par­adis à envi­er et cela ne con­cerne pas que l’Art et la Cul­ture. Gök­sel Kor­tay, en rédi­geant ce com­mu­niqué, n’é­tait sans doute pas au courant de la lutte des inter­mit­tents, et ce n’est qu’un exem­ple…  De plus ce genre de visions sont appro­priées avec joie par ceux qui pré­ten­dent que tel Art ne fait pas par­tie de telle culture.
Naz Oke on EmailNaz Oke on FacebookNaz Oke on Youtube
Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.