Professeur d’anthropologie à la London School of Economics, militant, l’anarchiste David Graeber a écrit un article pour le Guardian en octobre, durant les premières semaines des attaques de l’ISIS sur Kobanê, en se demandant pourquoi le monde ignorait les révolutionnaires syriens kurdes.
En mentionnant son père qui était volontaire dans les brigades internationales lors de la révolution espagnole en 1937, il demandait “Si il y a un parallèle aujourd’hui aux phalanges dévotes de Franco, qui cela pourrait-il être à part ISIS ? Si il y a un parallèle aux Mujeres Libres d’Espagne, qui cela pourrait être si ce n’est les femmes courageuses qui défendent les barricades a Kobanê ? Est ce que le monde, et cette fois ci, de la façon la plus scandaleuse, la gauche internationale, va être complice de l’histoire qui se répète ?”
Selon Graeber, la région autonome du Rojava, qui a publié son “contrat social” dans ses trois cantons anti-état, anti-capitalistes, a été une expérience démocratique remarquable.
Début décembre, avec un groupe de huit personnes, étudiants, activistes, professeurs d’Europe et des USA, il a passé dix jours dans le canton de Cizire, un des cantons du Rojava [canton de la ville de Qamishlo, ndlr]. Il a pu observer l’autonomie démocratique sur le terrain, et poser des dizaines de questions.
Maintenant il raconte ses impressions de voyages et demande pourquoi cette “expérience” des kurdes syriens est ignorée par le monde.
Dans votre article pour le Guardian vous avez demandé pourquoi le monde entier ignorait l’expérience démocratique des kurdes syriens. Après l’avoir expérimentée pendant dix jours, avez-vous une nouvelle question ou une réponse à cela ?
Hé bien, si quelqu’un doutait que cela soit une réelle révolution ou juste une façade, je dirais que ma visite a permis de clarifier les choses. Il y a encore des gens qui disent que le PKK est une organisation staliniste autoritariste qui prétend avoir adopté une attitude démocratique. Non. La démocratie est réelle. C’est une vraie révolution. Mais dans un sens c’est aussi le problème. Les puissances majeures se soumettent à une idéologie qui dit que les révolutions ne peuvent plus exister. Pendant ce temps, à gauche, et même à l’extrême gauche, on a tacitement adopté une politique qui dit la même chose, même si ils font quelques petits couacs révolutionnaires en surface. Ils prennent une position anti-impérialiste qui assume que seules les grandes puissances capitalistes sont sujet à discussion. Une discussion dans laquelle on critique les guerres, les méchants mythiques, les ressources et le pétrole pillés. Les gens du Rojava disent : on ne veut pas de ça. On va créer quelque chose de nouveau. Beaucoup de gens sont confus et dérangés alors ils pensent que cela ne se passe pas vraiment, ou que ces gens sont malhonnêtes ou naïfs.
Depuis octobre on voit de plus en plus de mouvements politiques solidaires tout autour du monde. Il y a eu une couverture très enthousiaste de la résistance à Kobanê par les médias mainstream du monde. Le regard politique sur le Rojava a changé à l’ouest. Ce sont des signes significatifs mais pensez-vous que le confédéralisme démocratique et ce qui est expérimenté dans les cantons du Rojava soit suffisamment couvert ? Combien la perception générale de “braves combattants contre le mal absolu de l’Etat Islamique” domine et fascine ?
Je trouve cela remarquable que tant de personnes à l’ouest voient les miliciennes armées, par exemple, et ne pensent même pas aux idées qu’il y a derrière. Ils pensent juste que c’est apparu, comme ça. “oh, ça doit être culturel chez les Kurdes”. A un certain degré c’est de l’orientalisme bien sûr, ou tout simplement du racisme. Ils n’ont jamais pensé que des gens au Kurdistan aient pu lire Judith Butler aussi. Au mieux ils pensent “oh, ils essaient de reproduire ce qui se fait en occident au niveau de la démocratie et des droits des femmes. Je me demande si c’est vrai ou si c’est juste un coup de com.”En fait ils ne pensent même pas que cela puisse aller au delà des “standards occidentaux”, parce qu’ils pensent que seuls ces standards sont valides.
Vous avez mentionné l’approche de la gauche à propos du Rojava. Comment cela est-il perçu dans les communautés anarchistes internationales ?
La réaction des communautés anarchistes a été mitigée. Je trouve cela difficile à comprendre. Il y a un groupe d’anarchistes-souvent les plus sectaires-qui insistent en disant que le PKK est toujours un mouvement autoritaire staliniste et nationaliste, et qu’ils n’ont adopté les idées de Bookchin que pour mieux séduire les groupes occidentaux. Je trouve que c’est l’idée la plus idiote et la plus narcissique qui soit. Même si cela était juste, et qu’un groupe marxiste-léniniste décidait de faire semblant pour gagner un soutien international, pourquoi choisiraient-ils Bookchin ? Ce serait un pari stupide. Evidemment qu’ils se prétendraient plutôt islamistes ou libéraux, puisque ce sont eux qui ont les fonds et les armes. De toute façon je pense que beaucoup de gens à gauche, et j’inclus les anarchistes, ne veulent pas vraiment gagner. Ils ne peuvent pas imaginer qu’une révolution a lieu en ce moment, et ils ne le veulent pas vraiment, parce que cela voudrait dire partager leur petit club avec des gens ordinaires, et ils ne seraient plus aussi cool. Donc d’une certaine manière on peut ainsi facilement distinguer les révolutionnaires des poseurs.
Qu’a été la chose la plus impressionnante que vous ayez pu voir au Rojava en termes de confédéralisme démocratique ?
Il y a eu tellement de choses impressionnantes.Je ne crois pas avoir vu ailleurs dans le monde un endroit où une situation de double pouvoir peut créer deux facettes d’une politique. Il y a l”auto-administration politique” qui a la forme d’un état, parlement, ministères, etc … Mais qui a été créée indépendamment des moyens de pouvoir coercitif. Et il y a le TEV-DEM (le mouvement de société démocratique) qui fonctionne depuis la base. Et les forces de sécurité répondent du pouvoir de la base, et non du sommet. Et c’est là la clé. La première institution que nous avons visité était l’académie de police (Asayiş).Tout le monde devait avoir une formation de résolution non violente des conflits et de théorie féministe avant même de toucher une arme. Les co-directeurs nous ont expliqué que leur but était de donner à tous une formation de police de six semaines, et ainsi de pouvoir éliminer les forces de l’order.
Que dites-vous des critiques concernant le Rojava ? Par exemple “Ils n’auraient pas fait ça en situation de paix. C’est à cause de la guerre”.
Hé bien je pense que la plupart des mouvement, en temps de guerre, n’aboliraient pas immédiatement la peine capitale, ne dissoudraient pas la police secrète et ne démocratiseraient pas l’armée. Par exemple, les unités élisent leurs officiers.
Une autre critique, qui est assez populaire au sein des mouvements pro gouvernement en Turquie : “le modèle que les Kurdes du PKK et du PYD essaient de promouvoir n’est pas accepté par tout le monde. Ces structures sont juste une façade, comme symboles.”
Le président du canton de Cizire est un arabe, un chef d’une tribu locale en fait. On peut dire qu’il est un symbole. Mais quelque part les gouvernements le sont aussi. Mais si vous regardez bien les structures émanant de la base, vous verrez qu’il n’y a pas que les Kurdes qui participent. On m’a dit que le seul problème venait des populations arabes Baathistes, qui ont été placées ici dans les années 50 et 60 pour marginaliser et assimiler les Kurdes. Certaines de ces communautés ne voient pas la révolution d’un bon oeil. Mais les Arabes locaux, les Assyriens, les Khirgizes, les Arméniens, les Tchétchènes etc sont enthousiastes. Les assyriens à qui nous avons parlé ont enfin l’impression, qu’après des années de régime, peuvent enfin avoir une certaine autonomie culturelle et religieuse. Le problème le plus inextricable est peut-être celui des droits des femmes. le PYD le voit comme absolument central, mais il faut aussi gagner la population arabe qui le voit comme violant leurs principes religieux. Par exemple, les Syriaques ont leur propre union des femmes, alors que les arabes non. Si les femmes arabes sont intéressées par les droits des femmes ou veulent suivre un séminaire féministe, elles doivent aller dans les centres Kurdes ou Assyriens.
Cela ne fait pas forcément partie de cet agenda “anti-impérialiste” dont vous avez parlé, mais pensez-vous qu’un jour l’occident demandera aux Kurdes syriens de payer pour leur soutien ? Que pense l’occident de ce modèle de non-état anticapitaliste ? Est-ce juste une expérience qui peut être ignorée en temps de guerre pendant que les Kurdes acceptent de combattre un ennemi qui a été créé par l’occident ?
Oh c’est tout à fait vrai. L’Europe et les USA feront tout ce qu’ils veulent pour subvertir cette révolution. Cela va sans dire. Toutes les personnes à qui j’en ai parlé en sont conscientes. Mais ils ne font pas vraiment de différence entre les leaders de la région, comme la Turquie et l’Iran ou l’Arabie Saoudite, et les puissances Euro-américaines comme par exemple la France ou les USA. Ils assument qu’ils sont tous capitalisetes donc anti-révolution, et qu’au mieux ils pourraient cohabiter mais sans jamais être alliés. Et il y a la question encore plus complexe de “la communauté internationale”, le système global des institutions comme l’ONU, les corporations, les ONG, les organisations pour les droits de l’homme, qui sont toutes des organisations étatiques, états qui d’ailleurs peuvent voter des lois et un renforcement coercitif pour faire appliquer ces lois. Il n’y a qu’un seul aéroport dans le canton de Cizire et il est toujours sous contrôle du gouvernement syrien. Ils pourraient facilement le prendre et le contrôler. Mais la raison pour laquelle ils ne le font pas est simple : Comment un non-état peut faire fonctionner un aéroport international ? Tout ce qui est fait dans un aéroport est sujet à des régulations internationales qui requièrent un fonctionnement étatique.
Savez-vous pourquoi l’Etat Islamique est si obsédé par Kobanê ?
Parce qu’ils ne peuvent pas se permettre de perdre. (trop tard, NDLR). Leur stratégie entière de recrutement est basée sur l’idée qu’ils nre peuvent pas être stoppées, et leurs victoires continuelles sont la preuve qu’ils représentent Dieu. Etre battus par quelques féministes serait l’humiliation ultime Tant qu’ils combattant à Kobanê, ils peuvent dire que les médias mentent et qu’ils avancent. Qui peut prouver le contraire ? Si ils se retirent alors ils admettent la défaite.
Avez-vous une réponse quant à ce qu’Erdogan et son parti essaient de faire en Syrie et au proche orient en général ?
Je ne peux que deviner. On dirait qu’il est passé d’une stratégie anti-Kurde, anti-Assad à une stratégie principalement anti-Kurde. Encore et encore il s’est allié aux pseudo-religieux fascistes pour attaquer les expériences inspirées par le PKK qui prônent une démocratie radicale. Clairement, et comme l’EI, il voit que ce qu’ils font est pour lui une menace idéologique, peut être même la seule alternative viable à la droite islamique à l’horizon, et il fera tout ce qu’il peut pour l’arrêter.
D’un côté il y a le Kurdistan irakien qui a une vision idéologique différente en termes de capitalisme et d’indépendance, de l’autre il y a le Rojava. Et il y a les Kurdes de Turquie qui essaient de mettre en place un processus de paix avec le gouvernement. Comment voyez-vous personnellement le future du Kurdistan à court et long terme ?
Qui peut le dire ? En ce moment les choses sont incroyablement bonnes pour les forces révolutionnaires. Le KDG a même abandonné le projet de frontière du coté du Rojava après que le PKK soit intervenu pour sauver Erbil et d’autres villes de l’EI en août. Une personne du KNK m’a dit que cela avait été un impact majeur dans les consciences là bas, et qu’un un mois cela avait été plus efficace que vingt ans de discussions. Les jeunes ont été choqués de voir comme leurs Peshmergas ont fui mais que les femmes du PKK non. Mais c’est difficile d’imaginer comment le territoire du KRG (gouvernement régional du Kurdistan, NDLR) fera partie de la révolution. Ou si les pouvoirs internationaux l’accepteront.
Même si l’autonomie démocratique n’est pas au programme en Turquie, les mouvements politiques kurdes ont l’aire de travailler dessus malgré tout, surtout au niveau social. Ils essaient de trouver des solutions économiques et légales pour différents possibles modèles. Quand on compare par exemple la structure de classes et le niveau de capitalisme du Rojava et de la Turquie, que pensez-vous de la différence des luttes de chacun pour une société anticapitaliste, ou tout du moins un capitalisme minimal comme ils le décrivent ?
Je pense que la lutte des Kurdes et explicitement anticapitaliste dans les deux pays. C’est leur point de départ. Ils arrivent à une sorte de formule : on ne peut pas éliminer le capitalisme sans éliminer l’état, et on ne peut pas éliminer l’état sans combattre le patriarcat. Cependant, au Rojava, la bourgeoisie, dans cette région principalement agricole, est partie avec la fin du régime Baathiste. Ils risquent d’avoir un problème sur le long terme si ils ne travaillent pas à un système éducatif pour développer une élite technocrate qui ne voudra pas prendre le pouvoir. Mais pour l’instant, il est normal que leur principal souci soit l’égalité des sexes. En Turquie, je ne sais pas, mais j’ai l’impression que les choses sont plus compliquées.
Qu’est-ce que votre voyage au Rojava vous inspire pour le futur ?
Ce voyage était remarquable. J’ai passé ma vie à imaginer comment on pourrait mettre en place des choses comme celles que j’ai vues dans le futur, et beaucoup de personnes pensent que je suis fou d’imaginer que cela est possible. Mais ces personnes le font maintenant, ils prouvent que cela est possible, une société démocratique et égalitaire. Cela va complètement transformer le sens des possibilités humaines. Moi même, je me sens rajeunir de dix ans après avoir juste passé dix jours là-bas.
Quelle scène vous a le plus marqué pendant votre voyage ?
Il y a tellement d’images marquantes, tellement d’idées. J’ai vraiment aimé la disparité entre les personnes, et souvent, leur discours. J’ai rencontré un homme, un docteur, il ressemble à un militaire syrien avec sa veste en cuir et son expression austère. Je lui ai parlé et son discours contraste complètement : “Nous pensons que la meilleure approche de santé publique est la prévention. La plupart des maladies répondent au stress. Nous pensons que si nous réduisons le stress, les maladies cardio-vasculaires, le diabète, même les cancers peuvent baisser. Notre but est donc d’organiser les villes autour d’au moins 70% d’espaces verts…” C’est une idée brillante. Mais ensuite vous pouvez aller voir le médecin suivant et il vous expliquera qu’à cause de l’embargo turc, il ne peut même pas obtenir des médicaments de base ou de l’équipement, tous les patients en dialyse qui n’ont pu passer clandestinement la frontière sont morts. Il y a une différence énorme entre leurs espoirs et les conditions actuelles. Et … la femme qui était notre guide était la députée ministre des affaires étrangères. Elle s’appelle Amina. A un moment, nous nous sommes excusés de ne pas avoir pu amené de l’aide matérielle aux habitants qui souffrent de l’embargo. Et elle nous a dit : “Vous savez, ce n’est pas important. Nous avons ce que personne ne peut nous donner. Nous avons la liberté. Vous ne l’avez pas. Nous aimerions pouvoir vous la donner.”
Vous êtes parfois critiqué pour être trop optimiste et enthousiaste à propos de ce qu’il se passe au Rojava. L’êtes vous ou vous critiques manquent-ils quelque chose ?
Je suis de nature optimiste, je recherche les situations qui sont prometteuses. Il n’y a aucune garantie que cela fonctionne à la fin, mais cela ne fonctionnera pas si tout le monde décide en avance qu’aucune révolution est possible et que les gens refusent de soutenir le mouvement. Si il y a bien une chose dont je me rends compte, c’est que l’histoire n’est pas terminée. Les capitalistes ont fait un effort ces dernières 30 ou 40 années pour convaincre que les arrangement économiques actuels sont le seul système économique possible. Ils ont fait plus d’efforts à convaincre qu’à essayer de créer un système capitaliste viable. Le résultat est que le système tombe en ruines et personne ne peut imaginer autre chose. Enfin, c’est assez évident que dans 50 ans, le capitalisme comme on le connait aura sans doute disparu. Quelque chose l’aura remplacé. Ce quelque chose ne sera pas forcément mieux. Cela pourrait même être pire. C’est pour cela que c’est de notre responsabilité, nous intellectuels, ou tout simplement humains doués de conscience, d’essayer de penser à ce qui pourrait être meilleur. Et si certains essaient de créer ce futur meilleur, notre devoir est de les soutenir.
Source : Zcomm.net article. “No, this is a genuine revolution”