Depuis hier je suis atter­rée. Jour­naux sur mes genoux, télé allumée non stop, télé­com­mande en main, je lis, je regarde, j’é­coute. Charie Heb­do partout !

Je n’ai pas de mot devant ce bar­barisme au sang froid, qui a frap­pé non seule­ment des être humains, des artistes, mais aus­si la lib­erté d’expression.

Les médias turcs ont cou­vert entière­ment l’événe­ment. J’ai vu des vidéos, j’ai écouté les infor­ma­tions sur l’en­quête pas à pas, j’ai vu les oeu­vres des dessi­na­teurs, j’ai enten­du des déc­la­ra­tions émou­vantes et peinées.

Ils ont mon­tré à la télé une pho­to de l’équipe de Char­lie Heb­do. Une pho­to pour laque­lle ils avaient posés en groupe devant leur nou­veau local. Je me suis dit, ils ne savaient pas que ces lieux allait être leur tombeau. Ils sont là avec leur sourire, heureux, côte à côte, comme des agneaux qui atten­dent d’être mas­sacrés pour le Bayram [fête de moutons].

Ce qui me fait très mal au cœur aus­si, c’est le polici­er qui a été tué sur le trot­toir. Si j’ai bien com­pris, il était juste de pas­sage. Il a fait son boulot et il est mort. Ils dis­ent qu’il s’ap­pelle Ahmed Mer­abet et que c’é­tait un musul­man. Je ne sais pas s’ils sont surs de ce qu’ils dis­ent, parce que ce n’est pas parce qu’on porte un nom d’o­rig­ine d’un pays majori­taire­ment musul­man qu’on est pra­ti­quant, voire croy­ant… Je suis tou­jours hési­tante pour juger hâtive­ment, parce qu’en France dès que tu viens de Turquie par exem­ple, tu es con­sid­éré et compt­abil­isé comme musul­man, alors que tu peux être athée tout en t’ap­pelant Mohammed…

En par­lant de ques­tions, j’avoue que je m’en pose plein d’autres, des ques­tions. Pourquoi main­tenant ? Je ne con­nais pas trop l’am­biance actuelle en France. Qui va béné­fici­er de cet acte cruel ?

Les dessi­na­teurs de Char­lie Heb­do s’ex­pri­maient sans retenu. Si ma sœur était là, elle me ferait écrire : “la lib­erté d’ex­pres­sion”. Les jour­nal­istes français s’ex­pri­ment-ils avec autant de lib­erté ? Je vais vous dire pourquoi je par­le de cela : il y a beau­coup de jour­nal­istes en Turquie qui refusent l’au­to­cen­sure et qui l’ouvrent.

journal-lunettesVoyez-vous, je lis mes jour­naux tous les jours. Je lis en plus, les coupures que ma sœur m’ap­porte avec quelques jours de décalage. Elle coupe soigneuse­ment les infos et chroniques, elle met la source et la date dessus, et me les apporte. Elle achète d’autres jour­naux que moi, la presse un peu plus engagée. Je lui dit : “Mais quand je lis ce que tu m’ap­porte, ça me rend vrai­ment malade, j’ai la ten­sion qui monte”, elle fait sa tête peu com­mode, “Tu es oblig­ée de les lire, tu ne peux pass­er à côté, il faut que tu sach­es !”. Alors je rous­pète  “Tu me dis, donc : informe-toi et tombe malade, et meurs, c’est ça ?”. Je les mets dans un coin, pour que je les oublie, puis je ne peux pas résis­ter, je les lis.

Le rit­uel de lec­ture de jour­nal, est une habi­tude famil­iale chez nous. Mes proches achè­tent tous plusieurs jour­naux tous les jours. Mon grand frère achetait tous les jour­naux quo­ti­di­ens prin­ci­paux quand il était en vie. Mon mari lisait jusqu’aux numéros des pages et après il me racon­tait tout un par un, comme si je ne lisais pas moi même, ça m’én­er­vait. Je ne sais pas com­ment ça se passe chez tout le monde. Est-ce que c’est une habi­tude cul­turelle qui est rel­a­tive­ment large dans le pays ? Com­ment la Turquie se posi­tionne par rap­port aux autre pays ? Ma sœur m’avait apporté une coupure qui dis­ait que d’après IPSOS 53% des turcs lisent des jour­naux. C’est vrai que je vois beau­coup de gens dans les trans­ports, des cafés, lire les jour­naux, les revues, et les édi­tions humoris­tiques comme Char­lie Heb­do qui sont des institutions.

Vous en avez peut être enten­du par­ler, Erdo­gan a encore énervé les gens, en dis­ant : “La Turquie a la presse la plus libre du monde !”. Allons bon ! Il dit ça 15 jours après avoir fait une rafle des jour­nal­istes du jour­nal Zaman. Oui d’ac­cord, c’est un jour­nal qui est l’or­gane de presse de Gülen, l’autre islamiste, son adver­saire, mais bon… Les jour­nal­istes ont tou­jours été per­sé­cutés en Turquie, quelque soit le pou­voir. J’en ai vu pass­er des gou­verne­ments, j’ai vécu 2 coups d’é­tat, je n’ai pas oublié, ni les années de prison de nom­breux jour­nal­istes, ni les con­di­tions de déten­tion qu’ils subis­saient. Les jour­nal­istes virés de leur jour­nal, de leur chaine de télé, des rédac­teurs en chef relevés de leur postes, des coups de fils qu’Er­do­gan passe per­son­nelle­ment pour musel­er cer­tains, ne sont secrets pour per­son­ne. Ce qui m’é­tonne c’est que celles et ceux qui tien­nent le coup, tien­nent tête encore, et ne la fer­ment absol­u­ment pas ! Pas du tout.

Erdo­gan dis­ait dans le même dis­cours que lui et sa famille, sont “insultés” comme on ne ver­rait jamais dans d’autres pays. Es-ce vrai­ment des insultes ? Mouais, quand il s’ag­it d’une cor­rup­tion à dénon­cer, l’in­stru­men­tal­i­sa­tion de la reli­gion à point­er, ce n’est pas éton­nant que les adjec­tifs soient à la hau­teur de ce qui a été dénon­cé. L’autre jour, j’ai bien ri, quand j’ai vu Birgün, qui affichait une manchette qui cou­vrait qua­si le quart de sa Une. Le lende­main de l’an­nonce des cours d’ot­toman oblig­a­toires dans les lycées, ils avait pub­lié ; “Si vous avez l’intention de nous faire appren­dre l’Ottoman par la force, voilà : » suivi d’une manchette écrit en let­tres arabe : “VOLEUR” !  Bien évidem­ment, depuis, ils sont en procès. Mais ils continuent.

Est-ce qu’en France, chez vous c’est pareil ? Je ne pense pas parce que j’ai lu des arti­cles qui par­laient des “chiens de garde”. Com­ment font-ils ici, pour garder la tête haute et pour con­tin­uer à écrire à dénon­cer mal­gré les men­aces ? Je ne sais pas. Peut être parce qu’il y a des forces finan­cières der­rière, qui passent leurs pubs dans ces jour­naux d’op­po­si­tion de préférence et par stratégie poli­tique. Vu que la presse tient debout avec la pub ça doit aider. Et les lecteurs achè­tent. (53% hein !).

En par­lant de men­ace les jour­naux humoris­tiques comme Char­lie Heb­do, ont apparem­ment reçu pas mal de men­aces anonymes ou publiques pour leur sou­tien. Ils ne bais­sent pas les bras pour autant. Ils con­tin­u­ent à pub­li­er et réagir.

J’ai vu aus­si qu’il n’y avait pas que les médias et les humoristes qui soute­naient Char­lie Heb­do. A Istan­bul une foule a marché vers le Con­sulat Français à Tak­sim. Des jeunes, des vieux, avec des pan­car­tes en turc et en français, des bou­gies, des fleurs… mal­gré le froid.

C’est vrai, il fait un froid de canard. Le ther­momètre mon­tre ‑6. Ils annon­cent de la neige pour Istan­bul depuis quelques jours. Elle a du retard, mais elle va venir, mes genoux me le disent.

Une de mes nièces m’a prévenu ; il y aura des rassem­ble­ments devant le Con­sulat encore demain et same­di. Si mes jambes mes por­tent, s’il ne fait pas si froid, j’i­rai bien.

Ce soir, j’é­coute, je lis et j’al­lume une bougie, moi aus­si je suis un peu Charlie.

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Mamie Eyan
Chroniqueuse
Ten­dress­es, coups de gueule et révolte ! Bil­lets d’humeur…