Hin­er Saleem (NDLR: Le réal­isa­teur du film MY SWEET PEPPERLAND) est un génie. De la terre jaune qui sem­ble se refléter jusque dans le ciel, aux con­struc­tions de bric et de broc en pas­sant par les mou­tons au milieu de la route, tout y est. Et même plus encore. Le soleil est encore tiède mal­gré le froid piquant de la fin novem­bre. Je suis à la fron­tière tur­co-syri­enne, j’attends le bus pour Nusay­bin. Mon con­tact kurde sur place me prend la main, nous nous fau­filons entre les voitures sur une grande place en terre battue. J’aimerais me laver les mains, mais “pas d’eau depuis 4 jours”, nous dit d’un air désolé le gamin qui tient les toi­lettes publiques. Une volée de piafs picore les restes du marché, ma fille leur court après en cri­ant. Nous nous asseyons sur un banc, dans le bureau de la com­pag­nie des auto­cars. Les hommes par­lent en kurde entre eux. Un curieux demande à mon accom­pa­g­na­teur si je suis sa femme, et d’où je viens. Il faut dire que ma longue tresse rousse ne laisse pas les gens indif­férents ici. On me regarde à la dérobée, ou plus osten­si­ble­ment, hommes comme femmes. Elle passent, dis­crète­ment, la jupe longue flot­tant au vent et un foulard nég­ligem­ment posé sur les cheveux, entre les tablées d’hommes. Un petit groupe joue aux cartes, plus loin, sur la place. L’un deux, en sarouel kaki et keffieh autour de la tête, le regard dur, le vis­age bur­iné, va s’asseoir devant une bou­tique pour boire un thé. Un autre pousse une petite char­rette à bras et vend du raisin et des clé­men­tines. Il sem­ble avoir 100 ans au moins. Il n’en a peut-être pas 50. Les immeubles dépareil­lés et les con­struc­tions à moitié com­mencées per­cent le ciel d’un bleu si intense qu’il sem­ble prêt à couler sur les murs de parpaing d’un moment à l’autre. La terre ocre imprègne tout, les murs, les pare-chocs de voitures, elle colle aux semelles et aux pattes des chats qui se bat­tent entre les flaques d’eau. Au loin, on sent l’odeur de la viande gril­lée. Le temps est comme sus­pendu, on attend, c’est comme ça. J’ai lais­sé ma mon­tre en France de toute façon. Des enfants men­di­ent, d’autres jouent avec des feuilles dans le caniveau, ou plutôt dans la rigole creusée par l’eau dans la terre le long du trot­toir défoncé.

Il est temps de par­tir. Le van nous attend, plein à cra­quer. Des col­is, des valis­es, des sacs, des familles, tout cet équipage va longer la fron­tière jusqu’à Nusay­bin. Nous par­tons dans un joyeux bazar, entre pas­sagers de dernière minute et piaille­ment d’enfants qui dis­ent au revoir aux chats, aux oiseaux, au vendeur de fruits …Nous avons une heure de tra­jet env­i­ron. Je tombe de som­meil. Il faut dire que le Kur­dis­tan se mérite. On n’y va pas comme on va en vol char­ter vers un com­plexe touris­tique de carte postale. Le vol Paris-Istan­bul s’est passé sans encom­bre. A Istan­bul en revanche, j’ai appris que je dois repren­dre mes bagages, pass­er la douane, et me ré-enreg­istr­er pour le vol pour Mardin le lende­main. Drôle de pra­tiques pour un vol intérieur … A vrai dire, cela n’est val­able que pour cer­taines villes de Turquie : Mardin, Van, Diyarbakir, Mus… Toutes des villes de l’est et prin­ci­pale­ment habitées par des kur­des. Curieux hasard. Le lende­main aux aurores, je dus donc repass­er la police des fron­tières et le con­trôle de sécu­rité avec ma pous­sette, mes deux bagages à main et ma fille de trois ans encore à moitié endormie. Même pas peur.

Mais à présent, je som­nole sur l’épaule de mon com­pagnon de route, la petite sur les genoux. Les nids de poule ponctuent le tra­jet, les mon­tagnes au loin défi­lent. “No friends but the moun­tains” comme dis­ent les kur­des eux-mêmes. Celles-ci sont qua­si déser­tiques, juste parsemées de quelques arbres, de berg­eries et de mou­tons qui sem­blent être des restes de nuages accrochés aux flancs rocailleux.  Nous nous arrê­tons à chaque embranche­ment pour laiss­er descen­dre des pas­sagers. Les lour­des portes métalliques col­orées des maisons égaient quelque peu la chemin. La fron­tière du Roja­va est à quelques mètres, juste au bord de la route. Les bar­belés déroulent leur ruban coupant sur le bas côté, des mili­ciens veil­lent dans leur tourelle, l’arme à la main. Plus loin, c’est l’ar­mée turque qui veille dans un blindé. Drôle de jeu d’échec qui se joue ici. Deux hommes mon­tent dans le van, le vis­age noir­ci par le soleil, le keffieh noué avec un pan long sur la nuque, une arme dis­simulée dans la cein­ture. Ils ten­dent un papi­er écrit en arabe au chauf­feur, ils par­lent en kurde entre eux, on ne leur fait pas pay­er la course, si je com­prends bien. Ils cherchent à télé­phon­er, mon voisin leur tend son portable, ils par­lent en kurde puis en arabe. Je ne com­prends pas tout, ils se font dépos­er un peu plus loin. On arrive à Nusay­bin, des mou­tons et des chèvres pais­sent tran­quille­ment sur le bord de la route. Un homme con­duit son trou­peau dans les rues. Plus loin, un homme charge une mule garée entre deux voitures. Des poules se baladent au milieu des ordures sur un ter­rain vague, au pied d’immeubles qui sem­blent flam­bant neufs, cou­verts de mosaïques. Mon com­pagnon remar­que mon regard ébahi sur tout ce caphar­naüm, il me mur­mure à l’oreille “Bien­v­enue au Kurdistan !”.

Meryl Ipek pour Kedistan

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