Suite de l’histoire ancienne,
À sa majesté mollah Sirat
Qui m’accuse d’être infidèle
Il se peut qu’il se trompe sa majesté
Car moi aussi je suis fils de musulman
Ne me raconte pas à moi cette belle religion
Je la comprends aussi bien que toi !
Moi aussi j’ai lu le Livre de Dieu
Moi aussi j’ai écouté ces paroles qui s’adressent au coeur;
Moi aussi, j’ai prié dans toutes les mosquées
Moi aussi, je me suis plié en deux devant Dieu
Je rêvais que le chemin du paradis s’ouvrait devant moi;
Je sentais mon coeur saisi par la peur de l’enfer
Moi aussi j’escaladé vers le Très Haut
Moi aussi, j’ai été chez les anges
Je m’évanouissais quand j’entendais l’appel à la prière
Et comment je courrais vers la voix divine !
Moi aussi j’ai égrainé mon chapelet et prié
Moi aussi j’ai fait le ramadan,
J’ai tout fait, toutes ces absurdités !
Parce que je croyais à tout ce qu’on me disait
Moi aussi j’ai cru en ce que tu croyais
Je m’y étais attaché les yeux fermés
Je m’étais sacrifié corps et âme à ma religion.
J’avais aimé Dieu et son prophète.
Mais ils sont très loin aujourd’hui
J’ai enfin compris où se trouve le droit chemin
La route nous amenant vers la Vérité est différente.
Ces choses extraordinaires que tu as évoquées,
Ces choses étonnantes
Ne sont que des contes de fées, inventées de toutes pièces.
Aujourd’hui l’Homme cherche sans cesse la vérité,
Il en pénètre de plus en plus les secrets
Tes illusionnistes ne pensent pas à l’avenir
Jésus et Moïse, tous deux se trompent, et trompent
Ce bâton magique est un gros mensonge
C’est comme ça que l’être humain quitte le droit chemin,
Qu’il a de telles illusions,
C’est lui qui fabrique son idole et se prosterne devant
Va voir dans l’Église et à la Mecque
Écoute les cloches qui carillonnent et le muezzin qui appelle à la prière.
Y trouves-tu ce que tu espérais et attendais ?
Rien, rien, de rien
Ton diable est fabriqué, comme ton dieu !
C’est la peur qui a créé toutes ces divinités !
Je n’y ai vu que des ombres, des ombres, des ombres…
Ensuite j’ai vu un sombre abîme
Allez, reviens, reviens, reviens me suis-je dit!
Puis perdant conscience, je me suis écroulé
Peu m’importait le paradis et l’enfer
Les yeux tournés au ciel je m’émerveille
Je ne reconnais ni idole ni idolâtres
Je suis la créature de la nature.
Regarde le ciel, constellé de temples,
C’est là que ma conscience se prosterne
C’est désormais cela que j’adore
C’est cela mon passe-temps
Maintenant, je suis si tranquille, si apaisé
Que je me vois comme une partie de la nature
L’honnêteté, la modestie et l’amitié
Commandent dorénavant ma conscience.
Ma prière, c’est réfléchir
Ma religion c’est de vivre humainement
Je ne crois qu’en ce qui existe
Je n’ai rien à faire avec le prophète
Mon livre, c’est le livre d’ici-bas
Tout est en moi, le mal comme le bien
C’est ainsi que j’irai jusqu’à ma mort
Peut m’importe la résurrection
Ce petit et délicat coeur dans ma poitrine
Porte l’amour et la pitié pour les humains.
Aujourd’hui, la vraie religion, c’est vivre
Vivre humainement !
Tevfik Fikret, poète turc stambouliote et athée (1867 — 1915)