Aujourd’hui, au Kedistan, nous avons décidé de vous présenter un grand classique de la poésie turque du début du XXème siècle, qui est l’oeuvre d’un monument de la littérature stambouliote qui a aujourd’hui donné son nom à de nombreuses écoles en Turquie, Tevfik Fikret (1867 — 1915).
Écrit en 1912, ce poème que nous vous offrons à la lecture, “Le banquet du pillage”, s’insurgeait contre la dictature du parti nationaliste Union et Progrès qui avait renversé la sultan Abdülhamit II (appelé le Sultan Rouge en raison de ses nombreux massacres perpétrés contre les minorités de l’Empire avec une poigne de fer), et suscité beaucoup d’espoir dans le pays après le règne de ce sultan tyrannique. Mais les dirigeants de ce parti, avec à leurs têtes, le triumvirat Talat, Cemal et Enver avaient déçus les espérances du peuple d’un Empire que la défaite de la guerre de 1914 allait finir de démanteler; en favorisant les nouveaux nantis, et en établissant eux même un régime répressif (ces 3 personnages sont à jamais gravés dans la mémoire du peuple arménien…). Tevfik Fikret qui s’était opposé autrefois au sultan, exprimait alors avec la même ardeur son opposition à l’Union et Progrès.
Vous verrez qu’avec le temps, ce succulent poème, n’a pas pris une ride. Et qu’il est universel…
Le banquet du pillage,
Ce petit banquet, Messieurs- qui attend d’être dévoré
Frémissant de votre présence- c’est la substance du peuple ;
De ce peuple souffrant, de ce peuple à l’agonie,
Mais surtout n’ayez crainte, avalez à grandes bouchées…Mangez Messieurs, mangez, ce banquet qui attise vos appétits est vôtre,
A en être repus, à en avoir la nausée, mangez jusqu’à ce que vous en éclatiez !La faim se lit sur vos visages Messieurs,
Mangez, si vous ne mangez pas aujourd’hui, qui sait s’il en restera demain ?
Ces délices appétissants, regardez comme ils s’enorgueillissent au son des tambours,
C’est le butin de votre campagne, et ce droit se trouve dans une main…Mangez messieurs, mangez, ce banquet qui attise vos appétits est vôtre,
A en être repus, à en avoir la nausée, mangez jusqu’à ce que vous en éclatiez !Etalez au public tout le patrimoine de ces messieurs si délicats,
Noblesses, descendances, honneurs, spectacles, noces, hôtels particuliers et palais ;
Tout est vôtre, messieurs, les hôtels, les palais, les mariées, les cortèges ;
Tout est vôtre, tout est vôtre, tout prêt, et qui vous tend les mains…Mangez messieurs, mangez, ce banquet qui attise vos appétits est vôtre,
A en être repus, à en avoir la nausée, mangez jusqu’à ce que vous en éclatiez !Peu importe du reste si la grandeur est lourde à digérer
Du moment qu’elle sublime l’orgueil et la revanche.
Ce banquet sollicite votre délicate attention.
Ils sont vôtres toutes ces têtes, ces cervelles, ces foies, ces morceaux sanglants…Mangez messieurs, mangez, ce banquet qui attise vos appétits est vôtre,
A en être repus, à en avoir la nausée, mangez jusqu’à ce que vous en éclatiez !Il donne le peuple misérable, il donne tout ce qu’il possède, ses biens,
Son corps, sa vie, ses espoirs, ses rêves,
Tout son bien-être, sa joie de vivre.
Dévorez maintenant, ingurgitez sans penser si c’est Bien ou Mal…Mangez messieurs, mangez, ce banquet qui attise vos appétits est votre,
A en être repus, à en avoir la nausée, mangez jusqu’à ce que vous en éclatiez !Le récolte va prendre fin, accaparez tout sur votre passage !
Avant que foyer ardent d’aujourd’hui ne soit éteint demain !
Aujourd’hui, tant que l’estomac résiste, aujourd’hui, tant que la soupe garde sa chaleur,
Empiffrez-vous, gavez-vous, à toute allure, à grandes bouchées…Mangez messieurs, mangez, ce banquet qui attise vos appétits est vôtre,
A en être repus, à en avoir la nausée, mangez jusqu’à ce que vous en éclatiez !Tevfik Fikret
Et en bonus la version musicale interprétée par Cem Karaca
Traduction pour Kedistan : Karaeşek Hoca