L’interview de Ziad Abu-Rish avec comme co-rédac­teur Jadaliyya a été pub­lié en grec le 26 Octo­bre 2014 dans le jour­nal Epo­hi, jour­nal heb­do­madaire pro­duit en Grèce depuis 1988. Epo­hi se con­cen­tre prin­ci­pale­ment sur la poli­tique grecque avec une atten­tion par­ti­c­ulière pour les réflex­ions de la gauche grecque. L’in­ter­vieweur, Adamos Zahari­ad­his, est rédac­teur en chef du jour­nal spé­cial­iste de l’his­toire de Chypre et de la poli­tique con­tem­po­raine grecque et chypriote.

Adamos Zahari­ad­his (AZ): Com­ment expliquez-vous la mon­tée d’I­SIS dans le Moyen-Orient ?

Ziad Abu-Rish (ZA) : Il y a encore beau­coup de choses sur ISIS que nous ne savons pas comme le fonc­tion­nement de leurs réseaux à la fois dans un pays et entre les pays. Cepen­dant, il est clair qu’il y a trois ensem­bles de fac­teurs sans lesquels la com­préhen­sion de l’émer­gence d’ISIS serait incom­plète. Le pre­mier fac­teur et le plus cen­tral d’en­tre eux est l’in­va­sion et l’oc­cu­pa­tion améri­caines de l’I­rak, et en par­ti­c­uli­er la destruc­tion con­comi­tante du pays.Par “destruc­tion de l’I­rak,” je ne veux pas sim­ple­ment par­ler du proces­sus de «change­ment de régime». Au con­traire, je veux dire le déman­tèle­ment de l’E­tat irakien lui-même, notam­ment à tra­vers le proces­sus de Ba’thification et le coût poli­tique, social et humain de ce démantèlement.En d’autres ter­mes, l’in­va­sion et l’oc­cu­pa­tion améri­caines de l’I­rak ont con­di­tion­né la mon­tée d’ISIS comme nous le con­nais­sons aujour­d’hui. Un sec­ond fac­teur impor­tant a été les poli­tiques et pra­tiques de con­tre insur­rec­tion menées par les Etats-Unis avec son cortège d’al­liances locales avec pour con­séquence la nom­i­na­tion de Nouri al-Mali­ki au poste de Pre­mier Min­istre de l’I­rak. Ce deux­ième fac­teur a créé une dynamique ancrée davan­tage sur la cen­tral­i­sa­tion du pou­voir formel en Irak par une petite clique, le déploiement du sec­tarisme comme règle et méth­ode, et la rhé­torique de la guerre con­tre le ter­ror­isme pour soutenir les deux. Enfin, il y a le jeu de deux acteurs dans la guerre civile syrienne.D’une part, le régime syrien et sa répres­sion intérieure bru­tale alors qu’il s’agissait ini­tiale­ment d’un soulève­ment légitime con­tre la dictature.D’autre part, la poli­tique des puis­sances régionales avec le con­sen­te­ment des pou­voirs inter­na­tionaux visant à déploy­er tous les moyens pos­si­bles pour favoris­er un change­ment de régime en Syrie, et ce, quel que soit le coût infligé à la pop­u­la­tion syrienne.

AZ: Pourquoi la ville de Kobané est-elle si impor­tante pour la Turquie et quel serait l’im­pact d’une chute possible?

ZA: Au-delà de la sit­u­a­tion désas­treuse de la Syrie en général et des habi­tants de Kobané en par­ti­c­uli­er, Kobané est à l’intersection de la poli­tique turque à l’é­gard de la ques­tion kurde et du régime Assad. La ville de Kobané et sa région représen­tent un nœud cri­tique sur la fron­tière syro-turque. L’ar­mée turque et les patrouilles à la fron­tière turque sont loin actuelle­ment des tirs des com­bat­tants d’ISIS. Kobané a une impor­tante pop­u­la­tion kurde (con­sid­érée par beau­coup comme une zone kurde) où les forces poli­tiques dom­i­nantes de la région peu­vent être jouent une semi neu­tral­ité avec le régime Assad. Ces groupes sont, à des fins stratégiques que l’e­space ne me per­met pas d’éla­bor­er sur, indif­férent en oppo­si­tion directe Asad à ce stade. Toute­fois, le gou­verne­ment turc a mar­qué une oppo­si­tion ouverte et directe au régime Assad avec comme exi­gence que sa fron­tière soit util­isée pour le mou­ve­ment des com­bat­tants kur­des dans les deux sens vers Kobané. Voilà pré­cisé­ment pourquoi des mil­i­tants kur­des en Turquie ont organ­isé des man­i­fes­ta­tions, car ils voient la poli­tique turque actuelle vis-à-vis de Kobané comme une posi­tion anti-kurde et qui est que les groupes poli­tiques kur­des à Kobané ont refusé d’adopter la posi­tion de la Turquie envers le régime Assad. La Turquie veut cer­taine­ment se pro­téger d’ISIS qui a pour objec­tif de pren­dre le con­trôle de la fron­tière syro-turque. Toute­fois, pour un cer­tain nom­bre de raisons, le gou­verne­ment turc est entrain d’évaluer le rap­port de force entre le régime Assad et les groupes kur­des à l’in­térieur de la Syrie au sujet de sa sécu­rité vis-à-vis d’ISIS.

Ce qui est évi­dent c’est que ce «jeu» com­porte un enjeu très impor­tant : le sort de Kobané et de sa pop­u­la­tion. Il est impor­tant de garder à l’e­sprit que les forces poli­tiques kur­des à Kobané ten­tent actuelle­ment de résis­ter à ISIS, en espérant peut-être que le gou­verne­ment turc aban­don­nera sa posi­tion actuelle (ce qui est le plus sus­cep­ti­ble d’arriver sous la pres­sion des États-Unis). Mais dans cette équa­tion, les forces poli­tiques kur­des à Kobané ont plus à per­dre que la Turquie qui met en évi­dence les enjeux exis­ten­tiels de la sit­u­a­tion et met égale­ment en lumière la rai­son pour laque­lle ils pour­raient ris­quer une telle men­ace exis­ten­tielle. D’une part, ces groupes kur­des risquent d’être com­plète­ment élim­inés si ISIS pren­dre com­plète­ment la ville. D’autre part, ces mêmes groupes poli­tiques com­pren­nent que leur voie vers l’au­tonomie en Syrie, con­traire­ment à celle de groupes kur­des en Irak sous Sad­dam Hus­sein, passe par un cer­tain type d’ac­cord avec le régime Assad, pour le moment du moins, plutôt que par une oppo­si­tion directe.

AZ: Com­ment un Etat kurde indépen­dant est-il pos­si­ble dans les con­di­tions actuelles?

ZA: Il sem­blerait qu’un état kurde indépen­dant et sou­verain est tout aus­si pos­si­ble aujour­d’hui qu’il l’é­tait en 2012 et avant. Cela ne veut donc pas dire que c’est impos­si­ble. Cepen­dant, un tel pro­jet de con­sti­tu­tion d’un Etat ne sem­ble pas avoir de sou­tien inter­na­tion­al et région­al, et encore moins à un con­sen­sus interne entre les dif­férentes forces poli­tiques kurdes.

AZ: Israël sem­ble être isolé. Quel est l’im­pact de ces récents développe­ments pour la Palestine?

ZA: Israël est cer­taine­ment plus isolé dans les yeux de l’opin­ion publique inter­na­tionale après son inva­sion dévas­ta­trice de la bande de Gaza l’été dernier, et ce, en dépit du sou­tien poli­tique, mil­i­taire, économique incon­di­tion­nel du gou­verne­ment améri­cain. Ceci est claire­ment per­cep­ti­ble avec le sou­tien crois­sant pour le boy­cott inter­na­tion­al, le dés­in­vestisse­ment et les sanc­tions (BDS) con­tre Israël et quelques-unes des mesures con­crètes pris­es par les respon­s­ables poli­tiques européens pour lim­iter ou inter­dire le com­merce des pro­duits des colonies.Cependant, il est impor­tant de not­er que la posi­tion la plus récente des Etats-Unis face à l’avancée d’ISIS est for­mulée en ter­mes de guerre con­tre le ter­ror­isme (indépen­dam­ment de la façon dont nous pour­rions cri­ti­quer aus­si bien le principe de guerre con­tre le ter­ror­isme que les tac­tiques). C’est dans ce cadre qu’Israël cherche à se pro­jeter pour elle-même dans la pour­suite de l’oc­cu­pa­tion et de la coloni­sa­tion des ter­ri­toires pales­tiniens 1967, par le blocage et le siège de la bande de Gaza, et la destruc­tion épisodique et aveu­gle des cen­tres où vivent les populations.Ceci n’est pas une sit­u­a­tion nou­velle, mais plutôt un retour au statu quo mon­di­al après 2001. Autrement dit, et pas seule­ment pour l’amour de la ques­tion de Pales­tine, nous devons vrai­ment inter­roger et con­tester la réémer­gence du dis­cours sur le ter­ror­isme et la guerre con­tre le terrorisme.Si quoi que ce soit, nous sommes à un nou­veau tour­nant dans lequel l’im­péri­al­isme améri­cain, le colo­nial­isme israélien de peu­ple­ment, et l’au­tori­tarisme arabe pré­ten­dent tous men­er une guerre con­tre le ter­ror­isme, avec peu d’in­térêt pour la vie des pop­u­la­tions sous leur dom­i­na­tion, et cer­taine­ment sans réel ou véri­ta­ble engage­ment à met­tre fin au ter­ror­isme sous toutes ses formes — éta­tique et non éta­tique ain­si que anti et pro-US — .

Bianet — On the Emer­gence of ISIS and Region­al Ram­i­fi­ca­tions — 12 Nov 2014
Tra­duc­tion par Kedistan

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